Un procès typique du plat pays des marais se jugeait le 9 octobre 2020 au tribunal correctionnel d’Amiens. Trois chasseurs étaient accusés d’avoir volé 120 canards « appelants » dans les propres huttes de leurs collègues. Ces « appelants » servent à attirer les canards sauvages à portée de fusil de leurs propriétaires. Un couple vaut 80 € et il s’en vole des dizaines chaque année, qui alimentent tout un trafic entre la Picardie, les Flandres et les Pays-Bas. Bref, ces vols de canards « appelants » signalent une tradition culturelle commune à un peuple commun, dans un espace géographique commun.
Coïncidence, c’est également de cet espace que surgit le Picard Jean Calvin (1509-1564), le sombre prophète du protestantisme, qui, après Luther (1483-1546), et après trois siècles de contestations internes à l’Eglise catholique, des Vaudois aux Hussites et Anabaptistes [1], fixe les traits de ce qu’on pourrait nommer la mentalité « orangiste ». Établi d’abord à Genève, le calvinisme impose son dogme impitoyable et une théocratie républicaine qui va modeler la communauté réformée, politiquement et économiquement, et par conséquent tous les pays où elle impose sa domination. Que ce soit en Suisse, aux Pays-Bas, en Angleterre, en Écosse, en Amérique et jusqu’en Afrique du sud.
Et les voleurs de canards, alors ? Ils ont été condamnés à quelques centaines d’euros d’amende et à des travaux d’intérêt général. Ce n’est pas cher. Les chasseurs passent des années à dresser leurs « appelants » et leur sont passionnément attachés. Les coupables auraient fort bien pu finir lardés de plomb, au fond de l’eau.
Enfin vint Calvin (1509 – 1564). Ou plutôt Jehan Cauvin (le chauve), avant que son nom ne fasse un aller-retour par le latin (Calvinus). Fils de Gérard Cauvin, un gros notaire de Noyon en Picardie, Jean est tonsuré dés l’âge de douze ans pour servir de greffier à la cathédrale. Il part ensuite à Paris pour apprendre le latin, le grec, la philosophie, dans le même collège que Ignace de Loyola, le futur fondateur des Jésuites, le fer de lance de la contre-réforme, puis le droit à Bourge et Orléans. Nous sommes sous les règnes de François Ier, couronné roi à vingt ans, en 1515, et de Charles Quint (1500-1558), héritier de la couronne d’Espagne à seize ans, élu empereur du Saint empire romain germanique à dix-neuf. C’est-à-dire que deux damoiseaux, impétueux, orgueilleux et ambitieux, règnent sur les principales puissances européennes.
A cette époque aussi, Magellan revient de son tour du monde (1519-1522), lequel englobe désormais les « Indes occidentales », tandis que des notions nouvelles, en géographie, astronomie, médecine et mathématiques, bouleversent la philosophie. « Les tours en carton de la scolastique s’écroulent, l’horizon s’élargit », commente Stefan Zweig dans sa biographie d’Érasme quatre siècles plus tard [2]. C’est une période de violents débats au sein de l’église, de l’université et du public lettré ; y compris parmi les grandes dames, comme la merveilleuse Marguerite de Navarre, sœur aînée de François Ier, elle-même poète et écrivain, qui soutient les humanistes et les évangéliques. Face à Érasme, Rabelais, Farel, Marot, Luther, Calvin, face aux humanistes du cénacle de Meaux, aux évangéliques allemands, suisses et néerlandais, les feux couvent dans l’église catholique qui finissent par embraser les bûchers d’hérétiques vers 1521. De leurs cendres naîtra une redéfinition de la place de l’homme et du peuple face à Dieu, face à ses dirigeants séculiers, face à ses œuvres ici- bas. Elles fertiliseront aussi bien l’esprit républicain que celui de l’industrialisme.
Le chapitre 8 de notre série Bleue comme une orange est à lire ici :
Les chapitres précédents sont là :
Chap. 7 : Premières scissions dans l’église.
Chap. 6 : Quand les bourgeois flamands inventaient la Commune.
Chaps. 4 & 5 : L’entrepôt général de l’univers et la révolution flamande.
Chaps. 1, 2 & 3 : Vues générales, orangisation agricole et lutte contre les eaux.