Une étrange aventure advint à Giono. Cet individu sans importance collective, petit commis de banque à son retour de la Grande Guerre, écrivain du dimanche dans son bourg de Manosque, devint soudain, en 1929, le possédé des dieux Pan et Dionysos ; le prophète du retour à la terre et de l’écologie radicale ; le médium d’un immense soulèvement, obscur et souterrain, contre la guerre au vivant, qui traversait alors le meilleur de la jeunesse française et européenne. Une révolte contre la violence industrielle, civile ou militaire, contre la Machine totalitaire qui broyait depuis un siècle les hommes et leur monde. Que la Machine fût pilotée par des capitalistes de droite ou par des technocrates de gauche. Que ces pilotes fussent fascistes, communistes ou libéraux.
Il n’est pas sûr que Giono lui-même comprit sur le vif tout ce qu’il cria durant cette transe ; et il est certain qu’il n’en mesura pas toutes les implications pour lui-même, ni pour ceux qui l’entouraient, l’écoutaient et le suivaient. Sa femme, sa famille, ses amis, ses amantes, ses compagnons du Contadour, anarchistes, pacifistes et syndicalistes. Que peut comprendre un possédé des mots que les dieux mettent dans sa bouche.
Cela fut. D’autant plus éperdu et poignant que derrière les apparences de féroces luttes politiques et sociales, ces années trente étaient en réalité le dernier répit du monde, la dernière chance d’enrayer un même emballement industriel et technologique, de l’Italie et de l’Allemagne fascistes à l’URSS communiste, des démocraties occidentales au Japon impérial. Quand l’explosion hautement scientifique d’Hiroshima annonça la fin de cinq ans de guerre mondiale, les rescapés surent que l’humanité et son habitat avaient basculé de manière irréversible dans le déclin. Notre gratitude envers Giono, en tant qu’opposants radicaux à la société industrielle, s’enracine dans l’héritage de ces années où ce petit homme vacillant, plein d’erreurs et d’humaine faiblesse, mettait au jour de manière éclatante la révolte du vivant contre la mort machine.
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