Il aura quand même fallu 3h30 au réalisateur britannique Christopher Nolan pour rendre sympathique le directeur scientifique du programme nucléaire qui fit 200 000 morts civiles, les 6 et 9 août 1945, à Hiroshima et Nagasaki. Sa recette : un acteur sexy joue un honnête physicien persécuté, rongé par des problèmes de conscience. Nous, qui ne sommes pas responsables d’un crime de masse, avons d’autres problèmes. Et d’abord celui de rétablir la biographie du « Père de la bombe atomique », puisque les critiques cinéma s’empêchent de le faire. Question de salubrité intellectuelle. Le film a dépassé les quatre millions d’entrées en France, et les 315 millions aux États-Unis. Le Japon ne s’est quant à lui pas embarrassé à diffuser le film. Allez savoir…
En 1958, les surréalistes sifflaient les conférences d’Oppenheimer et boycottaient les « films qui endorment l’opinion » au sujet de l’atome. Allez comprendre...
Voyez la puissance de suggestion du cinéma. Hollywood est parvenu cet été à réhabiliter deux monstres du XX° siècle, Barbie et Oppenheimer. Grâce aux 100 millions de dollars de l’industriel Mattel, Barbie est désormais une poupée féministe, et sa production plastique retrouve les sommets [1]. Quant au Scientifique, il était à côté du Gendarme, du Curé et du Marchand un de ces archétypes que le cinéma ou le théâtre mettaient en scène pour effrayer ou amuser les enfants – que l’on songe à l’effrayant Dr. Frankenstein, au Pr. Folamour et à son surmoi nazi, aux Pr. Tournesol ou Shadoko à la rationalité farfelue. Avec Oppenheimer, le Scientifique devient, en dépit de l’extermination de civils, un chic type.
Inspiré de la biographie American Prometeheus [2], récemment traduite en Français, Nolan met en scène le physicien, exilé aux États-Unis parce que juif allemand, dans deux histoires entremêlées. Dans la première, Oppenheimer fait de la science – mécanique quantique, trous noirs, fissions d’atomes – avant d’être nommé directeur scientifique du Projet Manhattan, à sa création en 1942. On le suit débauchant des Prix Nobel, élaborant sa bombe au sein du laboratoire de Los Alamos, puis la larguant dans le désert américain et sur le Japon.
Dans la seconde, Nolan installe Oppenheimer en 1953/1954 lors de ses auditions concernant ses affinités communistes – c’est l’époque du « Maccarthysme ». On le suit dans une succession de flashbacks, entretenant une relation avec une militante communiste, donnant aux républicains espagnols, faisant du syndicalisme, rechignant au développement de la super-bombe, la bombe H, que les Soviétiques maîtrisent pourtant. Suspect aux yeux d’un pouvoir paranoïaque, l’Atomic Energy Commission lui retire son accréditation secret-défense en 1954.
Pourquoi donc au Japon, la Warner Bros Company, déjà mobilisée pour la propagande de guerre en 1940, n’a pas encore diffusé le film ? Les quelques Japonais qui assistèrent à une avant-première dénoncèrent l’absence d’images de destructions – pas de quartiers dévastés, pas d’enfants brûlés portant leurs membres en loques, pas de rivières débordant de grands-brûlés agonisant, mais une bombe accoucheuse de paix. Le film y est taxé de « pure propagande américaine » [3]. Y compris la mairie d’Hiroshima, tout en diplomatie, prononça qu’avec son Musée de la Paix, elle continuerait « à œuvrer pour faire connaître et comprendre l’impact physique et psychologique des bombes nucléaires [4]. » Est-ce à dire que le film de Nolan se joue de la réalité ?
Les crimes de Nolanheimer
Nolan traverse son personnage de pensées, banales mais qui l’humanisent, sur la responsabilité de la Science en général, et de la sienne en particulier, afin de le disculper : « Certes, nous la mettons au point [la bombe], mais ce n’est pas nous qui décidons de son usage », lui fait-il dire par deux fois. Oppenheimer était pourtant le directeur, exalté, du programme militaro-scientifique le plus coûteux de l’histoire, avec un cahier des charges précis. Mais considérons sa responsabilité particulière dans les bombardements.
Au commencement du Projet Manhattan, plusieurs propositions d’usage de l’Atome sont encore en discussion. Le physicien italien Enrico Fermi suggère par exemple d’empoisonner les réserves alimentaires allemandes avec du strontium, un élément radioactif. Réponse d’Oppenheimer, dans une lettre du 25 mai 1943 :
Je pense que nous ne devrions pas dresser ce plan, à moins de pouvoir empoisonner suffisamment de nourriture pour tuer un demi-million de personnes.
Cette phrase, glaçante de rationalité, est célèbre. On la retrouve dans toutes les biographies d’Oppenheimer, y compris dans sa notice Wikipedia. Nolan ne l’a pas oubliée impunément.
Une fois validé le largage d’une bombe, reste à savoir où, et pour quoi. Les dirigeants militaires, scientifiques et politiques se constituent en un groupe restreint – et secret – chargé de discuter les différentes options : le Comité de cible (Target Committee). Oppenheimer est de toutes les réunions. Dans la nuit du 10 au 11 mai 1945, le Comité se réunit dans son bureau. Que pense-t-il d’une simple cible militaire ?
Tout objectif limité et strictement militaire devrait être situé dans une zone beaucoup plus grande, sensible aux dégâts du souffle de l’explosion, afin d’éviter les risques de perdre cette arme en raison d’un mauvais ciblage.
Autrement dit : s’assurer que la bombe fasse le plus de dégâts possibles, et la preuve de sa puissance, en bombardant une ville, malgré la présence de civils.
Le 28 mai, le Comité précise que la bombe sera larguée « dans le centre de la ville sélectionnée », pour maximiser les dégâts. Trois jours plus tard, ce même Comité se retrouve au Pentagone pour évoquer la possibilité d’une démonstration pacifique de la bombe en plein désert, afin d’effrayer les Japonais : pas assez « efficace », répondent Oppenheimer et les siens.
Le 14 juin, Oppenheimer répond lui-même à la proposition de son collègue Léo Szilard d’un simple essai de démonstration / dissuasion devant l’O.N.U. :
Nous ne pouvons proposer aucune démonstration technique susceptible de mettre un terme à la guerre car nous ne voyons aucune alternative à son usage militaire.
Et d’insister le 16 juin :
La destruction qui s’abat sur le désert, c’est zéro.
Le message d’Oppenheimer (mais il n’est pas le seul) est limpide et ne souffre aucune discussion : susciter l’effroi auprès du monde entier, et des Soviétiques en particulier, qui menacent déjà la suprématie américaine. Pour ce faire, les dégâts et les victimes doivent être maximum. C’est d’ailleurs pourquoi Hiroshima est choisie : sa géographie encaissée augmentera l’effet de souffle.
Effrayer les Soviétiques ? Nolan, comme le livre dont il s’inspire, continue de défendre ce que plus aucun historien ne défend : à savoir que les Japonais n’auraient pas voulu se rendre, et que la bombe aurait épargné la vie de 500 000 GI’s débarqués sur l’archipel. Cette justification ne tient plus. On sait que les Japonais tentèrent à de multiples occasions d’ouvrir des canaux de discussion entre le printemps et le début de l’été. Ils se savaient condamnés. Tout cela est documenté, établi [5]. Et le cas d’Oppenheimer s’alourdit à mesure qu’on observe les activités du Projet Manhattan.
En avril 1945, le médecin-chef de Los Alamos, Louis Hempelmann, préside aux premières expérimentations des effets du plutonium sur le corps humain : « Cela nous a permis de vérifier précisément les données de laboratoire », se réjouit le médecin. Louis Hempelmann est le parrain des enfants d’Oppenheimer. Et c’est Oppenheimer lui-même qui passa commande de plutonium en vue d’essais sur les « human products ». Il sait tout ça, et Nolan sait qu’il sait. Les cobayes étaient ramassés dans des centres de SDF et aucun n’était informé de la réalité des tests. Ils n’étaient donc pas consentants.
Il est préférable qu’aucun document ne soit divulgué qui ferait référence aux expériences sur des êtres humains et pourrait avoir un effet négatif sur l’opinion publique ou déclencher des poursuites judiciaires, alertera l’Atomic Energy Commission, dans une note confidentielle du 17 avril 1947.
Oppenheimer, à l’époque, travaille encore pour cette Commission. Selon les estimations, 154 tests ont fait au moins 9 000 victimes.
Il faut reconnaître que tout ceci est un peu dans le style de Buchenwald, reconnaîtra en 1950 le médecin qui procédait aux injections à l’Université de Berkley.
Morts et re-morts
La tension dramatique du film s’installe après-guerre. Oppenheimer est traversé de remords, au moins de doutes, dont ceux sur la bombe H lui valent des tracas avec l’administration. Nolan met en scène la rencontre du 25 octobre 1945 entre Truman et Oppenheimer à la Maison blanche. Oppenheimer se auprés du Président des États-Unis d’avoir du sang sur les mains. Truman lui tend un mouchoir avant de s’emporter devant ce scientifique qui « pleure comme un bébé ». La scène est véridique malgré quelques ajustements nécessaires pour le film.
Au delà de cet épisode, court et confidentiel, Oppenheimer a-t-il jamais publiquement regretté son travail à Los Alamos ? A-t-il jamais signé une quelconque tribune réclamant l’arrêt de l’armement atomique, comme l’ont fait ses amis Einstein et Russel en 1955 ? A-t-il jamais rejoint le Mouvement Pugwash, initié en 1957 par le seul scientifique à avoir déserté Los Alamos, Józef Rotblat, contre les armes atomiques ? Jamais.
Oppenheimer travaille après-guerre pendant encore neuf années pour l’armée américaine, au sein de l’Atomic Energy Commission. Il participe en 1951 au Projet Vista de l’Institut de Technologie de Californie sur l’utilisation de « bombes nucléaires tactiques », des « petites » bombes. Il travaille en parallèle pour le Projet Charles, mené par l’US Air Force et le Massachussets Institute of Technology, sur une défense anti-atomique aérienne. Il rédige encore en 1952, à destination du Ministère de la Défense, les conclusions du Projet Gabriel, qui évalue les effets des retombées radioactives.
Ce n’est qu’en 1953 qu’il est tracassé par sa hiérarchie à cause de ses critiques de la Bombe H. Mais, soit dit en passant, le persécuté Oppenheimer n’a pas été banni de la communauté scientifique, il n’a pas été licencié de son poste à Princeton, n’a pas fait de prison ni été exilé. Il a tout juste perdu son habilitation secret-défense qui l’écarta des programmes les plus funestes des États-Unis – alors en guerre contre la Corée. Est-ce ce genre de « persécuté » qu’il s’agit de draper du costume du héros à réhabiliter devant l’Histoire ?
Ce n’est qu’à partir de 1954, une fois son habilitation retirée, qu’Oppenheimer s’épanche sur la Science éclairant les ténèbres [6]. Mais de remords, on n’en trouve guère :
Ce que je ferais si j’avais à recommencer ma vie ? C’est une des plus belles caractéristiques de la nature qu’il ne faut pas donner de réponse à cette question », déclare-t-il lors d’une conférence à La Sorbonne en 1958 [7].
Au metteur en scène allemand Heinar Kipphardt qui reprend en 1964 les verbatim de ses auditions (comme le fait Nolan), il lui signifie encore ceci :
Pendant la conférence des "Rencontres de Genève", on m’a demandé si, maintenant, connaissant les résultats, je referais ce que j’avais fait pendant la guerre : participer d’une manière responsable à l’élaboration d’armes atomiques. J’ai répondu oui. Alors une voix irritée m’a demandé : "Même après Hiroshima ?", et j’ai répété mon oui [8].
Spoil : la scène finale du film de Christopher Nolan est donc, on peut l’affirmer assez simplement, contraire aux faits.
La construction du mythe et son démantèlement
C’est une banalité que d’évoquer le rôle d’Hollywood, des comics, et de leurs super-héro(ïne)s, dans la promotion de la puissance technoscientifique américaine. Lisons seulement Walt Disney évoquant son adaptation de Vingt mille lieues sous les mers en 1954. Le programme américain de propagande Atoms for Peace (« Atomes pour la Paix ») organise alors des expositions de propagande à travers le monde, et Disney vient de produire un livre et un dessin animé pour enfants intitulé Notre ami l’Atome.
La fiction a souvent une étrange façon de devenir réalité. Il n’y a pas si longtemps, nous avons produit un film basé sur le conte immortel 20 000 lieues sous les mers, mettant en vedette le célèbre sous-marin ‘Nautilus’. Selon cette histoire, l’engin était propulsé par une force magique.
Aujourd’hui, l’histoire est devenue réalité. Un homonyme moderne du vieux navire féerique – le sous-marin ‘Nautilus’ de la marine américaine – est devenu le premier navire à propulsion atomique au monde. C’est la preuve de la puissance utile de l’atome qui fera fonctionner les machines de notre ère atomique.
L’atome est notre avenir. C’est un sujet que tout le monde veut comprendre et c’est pourquoi nous envisageons depuis longtemps d’en raconter l’histoire. En fait, nous avons considéré cela si important que nous nous sommes lancés dans plusieurs projets atomiques. […] Bien sûr, nous ne prétendons pas être des scientifiques : nous sommes des conteurs. Mais nous combinons les outils de notre métier avec les connaissances des experts [9].
Quatre ans après sa dés-habilitation, en 1958, Oppenheimer est en France pour donner six conférences à la Sorbonne. Il en profite pour inaugurer à Paris l’Institut des hautes études scientifiques (IHES), sur le modèle du laboratoire de Princeton qu’il dirige. La presse lui réserve le meilleur accueil. Oppenheimer joue au vieux sage qu’on écoute religieusement disserter sur la « condition humaine », la communication généralisée accoucheuse de paix, le contrôle international des engins atomiques, etc. Seuls les surréalistes le reçoivent à coups de pied au cul et déclenchent une bagarre dans l’amphi. Depuis quarante ans qu’ils poétisent contre la rationalité morbide de la société industrielle, après deux guerres mondiales, Breton, Péret, Toyen et les autres viennent de créer un Comité de lutte anti-nucléaire, la première association opposée aussi bien à l’atome militaire que civil. Leur tract exécute Oppenheimer et ses considérations morales oiseuses sur les mauvais usages de l’atome. Il est d’une telle clarté qu’on ne peut le tronquer décemment :
Démasquez les physiciens, videz les laboratoires !
Rien, plus rien aujourd’hui ne distingue la Science d’une menace de mort permanente et généralisée : la querelle est close, de savoir si elle devait assurer le bonheur ou le malheur des hommes, tant il est évident qu’elle a cessé d’être un moyen pour devenir une fin. La physique moderne a pourtant promis, elle a tenu, et elle promet encore des résultats tangibles, sous formes de monceaux de cadavres. Jusqu’alors, en présence des conflits entre nations, voire du possible anéantissement d’une civilisation, nous réagissons selon nos critères moraux et politiques habituels. Mais voici l’espèce humaine vouée à la destruction complète, que ce soit par l’emploi cynique des bombes nucléaires, fussent-elles “propres” (!), ou par les ravages dus aux déchets qui, en attendant, polluent de manière imprévisible le conditionnement atmosphérique et biologique de l’espèce, puisqu’une surenchère délirante dans les explosions “expérimentales” continue sous le couvert des “fins pacifiques”. La pensée révolutionnaire voit les conditions élémentaires de son activité réduite à une marge telle qu’elle doit se retremper à ses sources de révolte, et, en deçà d’un monde qui ne sait plus nourrir que son propre cancer, retrouver les chances inconnues de la fureur.
Ce n’est donc pas à une attitude humaniste que nous en appellerons. Si la religion fut longtemps l’opium du peuple, la Science est en bonne place pour prendre le relais. Les protestations contre la course aux armements, que certains physiciens affectent de signer aujourd’hui, nous éclaire au plus sur leur complexe de culpabilité, qui est bien dans tous les cas l’un des vices les plus infâmes de l’homme. La poitrine qu’on se frappe trop tard, la caution donnée aux mornes bêlements du troupeau par la même main qui arme le boucher, nous connaissons cette antienne. Le christianisme et ses miroirs grossissants que sont les dictatures policières nous y ont habitués.
Des noms parés de titres officiels, au bas d’avertissements adressés à des instances incapables d’égaler l’ampleur du cataclysme, ne sont pas à nos yeux un passe-droit moral pour ces messieurs, qui continuent en même temps à réclamer des crédits, des écoles et de la chair fraîche. De Jésus en croix au laborantin “angoissé” mais incapable de renoncer à fabriquer de la mort, l’hypocrisie et le masochisme se valent. L’indépendance de la jeunesse, aussi bien que l’honneur et l’existence mêmes de l’esprit sont menacés par un déni de conscience plus monstrueux encore que cette peur de l’an mille qui précipita des générations vers les cloîtres et les chantiers à cathédrales.
Sus à la théologie de la Bombe ! Organisons la propagande contre les maîtres-chanteurs de la “pensée” scientifique ! En attendant mieux, boycottons les conférences vouées à l’exaltation de l’atome, sifflons les films qui endorment ou endoctrinent l’opinion, écrivons aux journaux et aux organismes publics pour protester contre les innombrables articles, reportages et émissions radiophoniques, où s’étale sans pudeur cette nouvelle et colossale imposture.
Qui refusera de s’en laisser imposer par les équarrisseurs diplômés aura à cœur de joindre sa protestation à la nôtre.
Boycotter les émissions de radio et siffler les spectacles ? Les surréalistes auraient sans doute sifflé en 1964 celui de Jean Vilar, le fondateur du Festival d’Avignon, compagnon de route du Parti communiste : Le Dossier Oppenheimer. Usant du même matériau que Kipphardt ou que Nolan plusieurs décennies plus tard, Vilar reprend les verbatim des auditions d’Oppenheimer afin de défendre l’illustre chercheur empêché par la réaction anti-communiste. Vilar joue lui-même le chercheur, et expose ses sentiments à son égard dans les pages du Monde :
Oppenheimer est un homme qui a assumé ses responsabilités jusqu’au bout. Ce n’est quand même pas lui qui a laissé tomber la bombe sur Hiroshima, ce n’est pas lui qui a donné l’ordre aux avions de partir. Il y a un moment où une société a besoin de trouver un bouc émissaire, elle a pris Oppenheimer. C’est une histoire sordide.
On oublie un peu trop les politiques et les militaires dans cette histoire et ce sont soudain les savants qui portent la responsabilité. C’est pourtant M. Truman qui a donné l’ordre de bombarder Hiroshima, pas M. Oppenheimer [10].
Le sordide, pour Vilar, est moins l’extermination de 200 000 civils que la persécution du criminel Oppenheimer. Vilar et Nolan ont fait leurs choix politiques : celui de nous installer en empathie avec le persécuté d’un pouvoir réactionnaire pour ainsi mieux redorer sa réputation. Ils n’ont pas retracé l’histoire de Josef Rotblat, le physicien démissionnaire du Projet Manhattan en décembre 1944. Ou même celle du mathématicien français Alexandre Grothendieck, démissionnaire en 1970 de l’Institut des Hautes Études Scientifiques à Paris, cet Institut fondé en 1958 par Oppenheimer lui-même, par refus de servir le Ministère de la Défense.
La question demeure de comprendre pourquoi une telle hagiographie d’un tel personnage ? Et pourquoi une telle réception par la presse ? Qui imaginerait dresser le même portrait d’Adolf Eichmann par exemple, simple petit fonctionnaire nazi, qui affirmait ne faire que son travail ?
Le Monde du 8 août 1945 considérait l’explosion d’Hiroshima comme une « révolution scientifique ». Le critique cinéma du journal, Jacques Mandelbaum, pose quatre-vingts ans plus tard le même regard subjugué devant le créateur de la bombe atomique :
Oppenheimer a toute sa place dans la galerie des héros nolaniens. Détenteur d’une force supérieure, fragilisé par un indicible secret, incertain de lui-même dans un monde d’une irréductible complexité et d’une violence opaque, non exempt de duplicité, cherchant la lumière et le bien par des voies sombres qui leur sont opposées : Batman n’est pas très loin.
Quand cet être supérieur mais néanmoins complexe est peint par un « génie » de la trempe de Christopher Nolan, le journaliste est pris de convulsions. Tâchez de ne pas rire :
Nolan, peut-être le dernier superauteur d’Hollywood, se vit lui-même, et de plus en plus à mesure que son œuvre progresse, comme un chercheur de haute volée spéculative, seul capable de rendre fissile la masse du blockbuster par l’affolant bombardement formel auquel il le soumet. Les anacoluthes de l’écriture, les chocs spatio-temporels, la recherche fascinée du point d’entropie, la lutte des êtres dans le tourbillon des éléments qui les environnent l’emportent toujours, chez lui, sur la question de l’incarnation ou le point de vue politique. Tel un Oppenheimer de la matière filmique [11].
Pas de point de vue politique, Nolan ? Il a pourtant démontré sa fascination pour les hautes technologies, notamment celles de l’agence militaro-spatiale américaine NASA par exemple, avec Interstellar en 2014, ou celles issues des programmes militaires de pointe, avec Batman en 2005, 2008, et 2012. Avec Oppenheimer, Nolan donne définitivement raison à la Science et aux Scientifiques, quoi qu’ils commettent. On ne peut s’empêcher de l’installer dans ce mouvement d’opinion actuel qui tente de faire de l’Atome une énergie écologique, propre et progressiste. Comme un Walt Disney de l’apocalypse. Atoms for peace ?
Thomas Jodarewski, co-auteur de L’Apocalypse selon Günther)