Annie Le Brun et la splendide nécessité du sabotage

vendredi 21 mars 2025

Annie Le Brun détestait les hommages nécrologiques : « C’est un genre aussi faux que les enterrements. Pour peu que les spécialistes s’en mêlent, ceux-ci se font un devoir d’ajouter la dose de contre-vérités et d’approximations qui vont aussitôt être prises pour données objectives. » Sa propre mort à l’été 2024 n’y aura pas échappé. Le Monde raconta qu’elle fut « féministe », Libé la rapprocha d’Annie Ernaux, Télérama trafiqua son « insurrection lyrique » en coquetterie, et même Lundi Matin contourna les mobiles véritables de son œuvre pourtant si « vivifiante ». Si la droite n’a aucune raison d’an­noncer la mort de la « dernière surréaliste », la gauche s’est empressée d’enfouir sous un linceul de niaiseries son combat d’une vie : celui de sauver nos imaginaires non pas de rien, mais de la tyrannie fonctionnelle de la société industrielle – sa laideur intrinsèque, son uniformisation sensible, et ses catastrophes écologiques.
On comprend mieux leur malaise quand on sait qu’Annie Le Brun fit par exemple éditer en France, en 1996, le Manifeste de Théodore Kaczynski, alias « Unabomber », premier éco-terroriste revendiqué, lanceur de bombes contre des scienti­fiques et industriels de l’informatique, de l’aéronautique et de la génétique. Ses mobiles contre le progrès des « progres­sistes » ressemblent à ceux d’Annie Le Brun, et ils seraient médiatiquement imprononçables.
Nous avons eu la chance d’interviewer Annie Le Brun à deux reprises. D’autres que nous ont la légitimité de faire vivre d’autres aspects de son héritage. Mais devant l’entreprise de stérilisation de son œuvre, nous devions rappeler quel legs si particulier elle laisse à ceux qui refusent ce monde désastreux.

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Lors d’un numéro d’Apostrophes de 1977, sous le regard de Gisèle Halimi portant son Programme commun des femmes, Annie Le Brun a l’outrecuidance de se distinguer du féminisme dominant : « La question fondamentale n’est pas de se demander si on va hurler avec les louves ou si on va hurler avec les loups, mais d’en finir avec les meutes hurlantes dont notre époque s’est montrée si féconde. » Elle venait de publier Lâchez Tout !, une critique virulente des thèses « néoféministes », et forgeait en direct sa réputation d’irréductible, rétive à toute enrégimentation, et d’abord celle d’« endosser l’uniforme de son sexe » pour rejoindre un étouffant « corporatisme sexuel ».
Face caméra, inconnue du public, la voix fluette et la clope aux lèvres, Annie Le Brun a, à 35 ans, la révolte adolescente, le verbe magnifique, le mauvais esprit tranchant. Elle ne marchera pas aux côtés de n’importe qui au prétexte d’une identité commune : « La contraception féminine a été aussi importante que la découverte de l’Amérique, alors je ne supporte pas le retour de l’idéologie néo-stalinienne la plus éculée de ces demi-écrivains, comme on dit demi-mondaines [1] », expliquera-t-elle plus tard.

Contrairement à mesdames Halimi (députée mitterrandienne en 1981) et Ernaux (sympathisante communiste), aux « féministes d’État » et autres « maoféministes » célébrant la liberté des femmes soviétiques à l’usine (Beauvoir, Kristeva, etc.), Annie Le Brun s’en tient « à la constatation de Louise Michel que le pouvoir est maudit ». Trente ans plus tard, une fois les carrières terminées, Annie Le Brun fera le bilan des manœuvres, à propos des socialistes comme Gisèle Halimi ou Laure Adler : « Leur discours n’aura jamais été un moyen de détruire le pouvoir mais un moyen de le prendre. Voyez cette horreur d’Anne Lauvergeon, la patronne d’AREVA, c’est une caricature », nous témoignera-t-elle lors de notre première rencontre, en 2012 [2].
« Atomic Anne », l’ingénieure nucléaire et ancienne conseillère de Mitterrand, était en 2012 présidente du Conseil de surveillance de Libération ; elle travaillait pour le gouvernement socialiste sur la « transition énergétique », vendait des EPR au Japon en pleine catastrophe de Fukushima [3], et venait de publier, devinez quoi, La femme qui résiste, l’expression d’une « femme puissante » comme Annie Le Brun les abhorrait.

Si certains de ses hagiographes médiatiques la qualifient d’« anarchisante », c’est qu’un malentendu doit persister. À la réédition de Lâchez tout ! en 2010 [4], Annie Le Brun établit encore un parallèle, qui aurait dû les horrifier, avec le technoféminisme de Judith Butler, Beatriz Preciado (future Paul B., chroniqueur à Libé), et « la délirante Donna Haraway », rebelles pour « institutions muséales et universitaires ». Quoi de commun entre ces deux générations ? « La technique perçue comme l’émanation d’une rationalité libératrice de toutes les surprises du monde passionnel ». Les mêmes technocrates de la vie sensible : de même qu’Élisabeth Badinter cherchait en 1986 à « éradiquer le désir », la « passion » et tout « vertige sensuel » de son « cœur mutant », Haraway souhaite pour la femme de devenir cet « être-cyborg » aux frontières de la machine.
En face, l’œuvre d’Annie Le Brun est assez simplement un cri du cœur. Mais son « insurrection lyrique » ne s’aiguise pas sur rien pour aller trancher dans le vide. Elle est une révolte totale contre le péril atomique, et la société industrielle en général, aiguisée par les dégâts repérés dans la production littéraire et artistique :

« On me rétorquera que ce sont là des préoccupations esthétiques. Mais il est pour le moins regrettable qu’on ait attendu qu’on vous aligne les cadavres du goulag pour se prononcer sur la réalité soviétique, faute d’avoir jamais prêté attention à la monstruosité sensible de la production réaliste socialiste », renvoie-t-elle encore à Halimi, de retour de voyage officiel à Cuba [5].

Femme singulière, Annie Le Brun aura toujours célébré les déserteurs ; les déserteurs des rôles sociaux, des armées, des prix et des distinctions, comme des groupes militants. Sa vie et ses idées méritaient qu’on les sauve de leur enterrement symbolique. Alors reprenons-les du début, et même avant.

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Notes

[1Le Monde, 26 novembre 2000.

[2Elle nous faisait remarquer : « Toutes les féministes de ma génération sont toutes refaites, toutes tirées, qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce qu’elles avaient à dire contre les femmes objets ? Laure Adler ne peut même plus parler, Gisèle Halimi n’en parlons pas. Ces bonnes femmes sont des catastrophes ambulantes. »

[3« L’EPR français de troisième génération, un réacteur plus sûr mais pas infaillible », Le Monde, 18 mars 2011.

[4Vagit-Prop, Lâchez tout et autres textes, Éditions du Sandre, 2010.

[5Gisèle Halimi aimait la « tendresse » et la « mélancolie » qui se dégageait des « yeux » de Fidel Castro, selon le compte rendu paru dans la revue du MLF Choisir.