Le débat médiatique au sujet de l’IA n’aura manqué aucun des épithètes habituels : éthique, frugale, inclusive, et pourquoi pas socialiste. Il aura par contre manqué ce qu’il manque toujours : le point de vue global et concret sur une industrie et ses industriels. Prenons les fondateurs d’OpenAI, créateurs de ChatGPT. Deux « Républicains », deux « Démocrates », pareillement transhumanistes et investisseurs dans l’ingénierie génétique, les technologies reproductives et la vie éternelle. Aucune limite morale ou juridique ne saurait les contredire, seulement l’apocalypse technologique - à laquelle ils sont préparés. Il faut parfois se frotter les yeux devant leurs projets et justifications.
Ce qui manque au débat, c’est la façon dont leur langage-machine s’insère dans un projet global et cohérent d’aliénation technologique de l’espèce. Mais contrairement à l’I.A., l’ingénierie génétique ne fait jamais débat, et ses rares voix critiques sont les plus maltraitées de toutes les voix écologistes. Quel défenseur de bocage ou de territoire sacré, devant un aéroport ou un pipeline, est sommé de se défendre dans un procès en « essentialisme », tenant d’une « nature » supposément « réactionnaire » sinon carrément « patriarcale » ? Pourtant, comme nous allons le constater, on ne saurait être en 2025 un écologiste conséquent en s’arrêtant devant les technologies génétiques, pointe avancée du capitalisme et de la technologie aujourd’hui.
La salle de conférence d’OpenAI à San Francisco affiche au mur cette citation : « La question cruciale n’est pas ce que nous savons, mais ce que nous faisons de ce que nous savons... » De cette fadaise, c’est l’auteur qui compte : l’Amiral Hyman Rickover, ingénieur de la Navy mort en 1986, créateur du premier sous-marin nucléaire en 1955 et du première réacteur civil en 1957. Qui dans sa chambre ou son bureau exhibe une citation d’un lanceur d’ogives nucléaires ?
La Mafia PayPal
Les fondateurs de ChatGPT débutent assez classiquement dans le business. Reid Hoffman et Peter Thiel se rencontrent pendant leurs études à Stanford en Californie à la fin des années 1980 (le premier étudie les neurosciences, le second le Droit). Ils créent en 2000 avec Elon Musk (Stanford également) et l’informaticien Max Levchin le service de paiement en ligne PayPal. Devenus richissimes, leurs investissements dans Linkedin, Youtube, Facebook et Palantir leur valent d’épaissir leur portefeuille de « capital risqueurs », et le surnom de « Mafia PayPal ». Hoffman, Thiel et Musk embauchent Sam Altman en 2015, salué partout en Californie comme le petit génie d’Y Combinator, un « accélérateur de start up » qui accéléra notamment Airbnb. L’équivalent d’Euratechnologies à Lille ou de Station F à Paris.
Les quatre nouveaux amis fondent OpenAI en 2015 et nomment Altman comme PDG. Fasciné par Robert Oppenheimer, le premier à avoir lancé une bombe atomique sur des civils humains, Altman annonce créer le « Projet Manhattan » de la dite « Intelligence artificielle ». Altman et ses amis partagent avec les créateurs de la Bombe atomique non seulement une technologie militaro-civile, mais la possibilité d’envoyer l’Humanité sur une voie sans retour, pénétrés d’un stupéfiant sentiment de toute-puissance.
Fusionner le cerveau et la machine
Avant sa propulsion dans les médias du monde entier grâce à ChatGPT en novembre 2022, le PDG d’OpenAI Sam Altman a tout loisir d’exprimer sans filtres ses desseins pour l’Humanité. Quand un journaliste du New Yorker le questionne longuement en 2016 sur les dangers de l’intelligence artificielle, il répond qu’entre l’homme et la machine,
La fusion a commencé. Tout scénario sans fusion sera conflictuel : soit nous asservissons l’IA, soit elle nous asservit. Le scénario le plus fou serait que nous téléchargions nos cerveaux dans le cloud. J’adorerais ça [1].
Un cerveau téléchargé dans une machine ne serait-elle pas l’expression parfaite de l’« intelligence artificielle » ?
Comme un prolongement d’OpenAI, Altman venait de fonder avec Elon Musk l’entreprise Neuralink : des implants neuronaux pour contrôler des machines par la pensée. Le premier cobaye tétraplégique vient d’être implanté au début de l’année 2024. Il peut désormais déplacer une souris d’ordinateur et jouer à Mario Kart. Demain, tout le monde pourrait être implanté, sinon immortalisé.
Altman entend depuis 2018 que son entreprise Nectome cryogénise des cerveaux préalablement euthanasiés à fin de résurrection le jour venu : « Je suppose que mon cerveau sera téléchargé dans le cloud [2] », espère-t-il, avant de s’attaquer au plus grand des fantasmes technocratiques : le contrôle de notre destin génétique.
Le gêne de l’immortalité
Le supposé génie d’OpenAI a fondé en 2019 avec son compagnon d’alors Matt Krisiloff une entreprise de gamétogenèse dénommée « Conception », capable aujourd’hui de produire des ovules humains à partir de simples cellules sanguines. La technique permettrait aux femmes ménopausées comme aux couples homosexuels d’avoir leurs enfants biologiques. Et puisque les techniques le permettent, Conception propose à ses clients « une sélection et une édition génomique à grande échelle des embryons », pour des humains génétiquement « optimisés » [3]. Entreprise démiurgique s’il en est.
En janvier 2022, quelques mois avant sa mise en ligne de ChatGPT, Altman semble décoller de toute contrainte terrestre : « Nous pouvons coloniser l’espace. Nous pouvons faire marcher la fusion nucléaire et massifier l’énergie solaire. Nous pouvons guérir toutes les maladies. Nous pouvons construire de nouvelles réalités. [4] » Bouffée délirante ou plan d’action ? Les deux. De même que son vieil ami Peter Thiel investit dans des entreprises d’immortalité, Altman vient d’investir 180 millions de dollars dans Retro Biosciences, une « start-up de la longévité » spécialisée dans le rajeunissement du plasma sanguin et la reprogrammation génétique. Le seul frein à ses rêves d’augmentation réside dans les encadrements légaux de certaines recherches. Mais à cœur post-humain, rien n’est impossible.
Paradis fiscal, paradis légal
Thiel et Musk projetaient au début des années 2010 de quitter la terre ferme pour des villes flottant dans les eaux internationales, hors de toute législation. Le projet s’est avéré techniquement compliqué et ils re-migrèrent vers le continent. Altman et Thiel financent désormais la Praxis Nation, un projet de ville-start up utopique décrétée « Zone d’accélération » nucléaire, biotechnologique et informatique : « Nous pouvons voyager aux confins de l’univers, apprendre les secrets de la réalité et vivre éternellement », assurent ses fondateurs, qui lorgnent déjà sur le Vanuatu, dans le Pacifique, pour installer leur première colonie [5].
Parmi les projets sécessionnistes, le plus abouti s’appelle Prospera, sorte de ville-franche planquée sur une île du Honduras. Un paradis fiscal et légal financé notamment par Peter Thiel dans lequel la clinique « Vitalia » propose de rendre la mort « optionnelle » grâce à des traitements à partir de cellules souches, l’injection de régénérateurs musculaires, voire de sang jeune et frais : « Si un médecin réalisait aux États-Unis les expériences qui sont faites ici, il perdrait sa licence. Mais Prospera écrit ses propres protocoles », rassure le chirurgien « biohackeur » auprès du journaliste du Monde [6]. Ces Dr. Frankenstein modernes n’expriment jamais le moindre doute éthique au sujet de leurs bidouillages, pas plus que leurs homologues sur le cerveau, l’édition génétique, l’intelligence artificielle. Tel est le projet cohérent et global des fondateurs d’OpenAI. Seule la fin du monde ne saurait représenter une limite à leurs desseins.
Le bunker de l’Apocalypse
Les quatre fondateurs d’OpenAI ont créé ChatGPT pour « empêcher l’intelligence artificielle d’anéantir accidentellement l’humanité [7] ». Dans le doute, craignant que des innovations ne s’auto-engendrent dans une « boucle récursive » incontrôlée, Altman confiait en 2016 ses précautions prises en cas de fuite de « virus synthétique mortel », d’« attaque par une IA » ou de « guerre nucléaire » :
« J’ai des armes, de l’or, de l’iodure de potassium, des antibiotiques, des piles, de l’eau, des masques à gaz des forces de défense israéliennes et un grand terrain à Big Sur vers lequel je peux voler. »
En cas de plus gros dégâts, il rejoindrait le bunker de Peter Thiel en Nouvelle Zélande. Délirent-ils ou ont-ils de bonnes raisons de s’effrayer ? Plusieurs laboratoires de chimie adaptent déjà GPT-4 à leur laboratoire automatisé pour « réaliser des réactions chimiques complexes », comme la conception de médicaments et d’insecticides [8]. Bientôt des virus ? D’autres de leur espèce s’amusent à connecter leurs ciseaux à ADN de type CRISPR sur ChatGPT, pour créer des frankenmicrobes [9].
Quelqu’un saurait-il empêcher leur scénario apocalyptique de s’écrire ? Si l’histoire est censée offrir des enseignements pour le présent, celle du Projet Manhattan laisse peu d’espoir. Comme leurs prédécesseurs atomistes, les entrepreneurs de la « Mafia PayPal » sont tellement fascinés par leur toute-puissance technologique qu’ils la porteront jusqu’à son ultime conséquence [10]. La différence avec les pionniers de l’Atome est qu’ils partagent publiquement leur enthousiasme (et l’adresse de leurs bunkers). Nos quatre cavaliers de l’Apocalypse ne se sont pas privés d’intervenir pendant les dernières élections américaines.
Investissements dans les présidentielles
Le mentor Peter Thiel animait déjà pendant ses études la Stanford Review, une revue conservatrice. Lui-même immigré allemand et homosexuel, il milite pourtant contre le multiculturalisme, la discrimination positive, et les « formes contre-nature de relations sexuelles ». Thiel est chrétien évangélique, financier des candidats républicains, et bailleur de fonds de toute initiative libertarienne qui abolirait les réglementations dans la recherche scientifique et les technologies reproductives (PMA-GPA, gamétogénèse, etc).
Elon Musk est lui aussi un chrétien nataliste (il a douze enfants). Il vote encore Biden en 2020, mais se brouille l’année suivante avec le « démocrate ». Alors que le patron de Tesla interdit toute présence syndicale dans ses gigafactories, Biden célèbre l’engagement syndical de ses parents et soutient les piquets de grève de l’Union Automobile Workers. La suite de la carrière politique d’Elon Musk est trop connue pour qu’on insiste. Celle de ses homologues « démocrates » l’est par contre beaucoup moins.
« La Tech doit être une force politique », déclare Altman en 2017 à son retour de voyage d’affaires à Paris [11]. Le boss d’OpenAI vient de rencontrer pour la première fois Emmanuel Macron, « à la demande du candidat [12] », pour lui présenter le revenu universel. Avec l’IA, prédit alors Altman, « nous aurons une richesse illimitée et un nombre considérable de suppressions d’emplois, donc le revenu de base est tout à fait logique [13]. » Il s’engage en 2020 auprès d’Hillary Clinton avant de financer la campagne de Biden.
Aux dernières présidentielles il a soutenu Kamala Harris. Elle est « beaucoup plus probusiness que Trump [14] », résume le quatrième fondateur d’OpenAI Reid Hoffman, donateur de 7 millions de dollars au parti démocrate. Harris, ancienne compagne du maire de San Francisco, est connue comme l’alliée fidèle des intérêts de la tech. Sa carrière doit beaucoup à Laurene Jobs, veuve de Steve Jobs et femme la plus riche de la Silicon Valley, sa complice et trésorière depuis vingt ans. C’est elle qui manœuvra auprès des grands donateurs pour écarter la candidature Biden : elle jugeait sa politique anti-trusts vis-à-vis des GAFAM comme « anti-tech » [15]. Rien moins.
Depuis la victoire du duo Trump-Musk, les observateurs de la politique américaine s’inquiètent de la dérive droitière de la Silicon Valley [16]. Une information somme toute secondaire au regard de la conduite concrète de l’économie concrète. Le « Démocrate » Roosevelt qui finança le Projet Manhattan et le « Républicain » Trump qui s’occupera des affaires d’Elon Musk partagent la même volonté de toute-puissance industrielle et technologique. Peu importent les derniers résultats aux États-Unis, un même transhumanisme serait parvenu à la Maison blanche. Seuls les épithètes auraient varié.
Aux dernières nouvelles, OpenAI ouvre un bureau à Paris.