Renart mit tout ce qu’il a de ruse et d’esprit dans un doigt d’honneur sculpté en bois de cagettes. Il l’intitula le Beffroi de Saint-Sauveur en hommage à ses ancêtres communeux débarrassés de l’arbitraire seigneurial. En voilà les raisons énoncées le jour de l’inauguration.
Nous occupons illégalement le Belvédère de la friche Saint-Sauveur pour barrer la route aux intérêts coalisés des beffrois de la Chambre de commerce et de la mairie de Lille. Notre Gourbi fut la première pierre de cette installation. Fait de bric, de broc et d’envies communes, il ressemble à ce que pourrait être une ville à l’image de ses habitants, modeste et créative. Aujourd’hui nous inaugurons le Beffroi de Saint-Sauveur. Comme vous le verrez, sa petitesse est rendue majestueuse par son insolence.
L’histoire raconte que Pierre Mauroy et quelques grands patrons réconcilièrent leurs beffrois respectifs dans les années 1980. Vous comprendrez, à la vue du parti pris esthétique de notre beffroi, mais aussi de son orientation, que nous entendons bien écorner le consensus économique.
Le premier beffroi lillois fut érigé à la fin du XIII° siècle au dessus de la halle échevinale, l’ancêtre de la mairie situé à l’emplacement de l’actuelle rue Faidherbe. Il fut démonté en 1601 et il faut attendre 1826 pour que le nouvel hôtel de ville situé au Palais Rihour érige le sien. Il sera lui aussi démoli en 1857. En 1921, la Chambre de commerce érige son beffroi, haut de 76 m. Puis vient en 1932 celui du nouvel hôtel de ville, culminant à 104 m de haut. Ces deux beffrois ont vocation à montrer la puissance de leurs propriétaires, celle des affaires, de l’industrie, de la politique, ici synonymes. Le phare du Beffroi de l’hôtel de ville n’a-t-il pas vocation à faire rayonner la municipalité, et par là marquer sa puissance ?
Une autre histoire des beffrois, moins grandiloquente, aurait pourtant pu s’écrire. Les beffrois étaient érigés des Flandres jusqu’en Picardie pour des raisons de défense des villes, ou plutôt des communes. Avant d’être une simple subdivision administrative, la commune fut longtemps le symbole de l’émancipation du tiers-état face aux pouvoirs féodal et royal. Au XI° siècle, une aspiration à l’amitié collective traverse les bourgs de Picardie et du nord de la France qui se concrétise dans cette Commune. Elle s’inspire de la gestion collective des pâtures, cheptels et récoltes des communes villageoises qu’on rencontre encore dans toute l’Europe, et de Kabylie jusqu’en Inde. Derrière les enceintes fortifiées du forum, les communeux échappent au pouvoir du castrum et à ses rapports vassaliques. « Tous ceux qui appartiennent à l’amitié de la ville, proclame la Charte communale d’Aire (-sur-la-Lys) en 1188, ont promis et confirmé, par la foi et le serment, qu’ils s’aideraient l’un l’autre comme des frères, en ce qui est utile et honnête ». Les Chartes communales établissent les règles d’administration des bourgs et sont un serment entre égaux. La commune est une société de secours mutuel, une caisse d’obsèques et d’entraide qui finance à l’occasion ripailles et beuveries.
Mais le développement du commerce agricole et surtout des draperies, véritable proto-industrie capitaliste, fait émerger aux XII° et XIII° siècles une nouvelle classe dirigeante. En Flandre surtout, les guildes de marchands accaparent le pouvoir communal et installent leur domination. La Charte communale lilloise de 1235 accordée par la comtesse Jeanne de Flandre prévoit le renouvellement des échevins pour éviter que l’installation d’une oligarchie marchande – mais en vain. Toujours est-il que cette charte durera 600 ans jusqu’à la Révolution française, période pendant laquelle l’idée de Commune regagne en vigueur. Le gouvernement révolutionnaire de 1789 se nomme « Commune intérimaire ». Une « Commune insurrectionnelle » lui fait concurrence deux ans plus tard, emmenée par les sans-culottes et la Conjuration des Égaux du Picard Gracchus Babeuf. Enfin, l’idée de Commune ressurgira en 1871 à Paris avant d’être écrasée par les Versaillais.
Une histoire collective et fraternelle des communes et de leurs beffrois a donc existé. C’est dans celle-ci que nous trouvons aujourd’hui de quoi défendre la friche Saint-Sauveur et réinventer la ville jusqu’au démantèlement de tout ce qui la rend littéralement invivable, à commencer sûrement par Euralille. Quand l’histoire nous écrase, celle écrite par les marchands de ville, ses directeurs de conscience et de travaux, voici peut-être le dernier geste de résistance à notre portée :
Merde au consensus économique ! Vive la Commune de Saint-Sauveur ! Et vive son Beffroi !