Frédéric Kuhlman, chimiste et industriel, inaugurant la statue de Napoléon 1er en présence de Napoléon III, Lille, 23 septembre 1853.
Louis Pasteur, chercheur et doyen de la faculté de Lille, 7 décembre 1854.
Paul Lafargue, député de Lille, dans Le Droit à la paresse, 1880.
Maurice Thorez, secrétaire national du PCF et ministre, Waziers (59), 21 juillet 1945.
Charles de Gaulle, président de la République, Dunkerque, 1er septembre 1959.
Emmanuel Macron, président de la République, Dunkerque, 11 mars 2023.
Quelle promesse n’a-t-on pas faite aux habitants et travailleurs du nord ? Voilà deux-cents ans que la grande industrie doit accoucher du paradis terrestre, les loisirs et l’abondance à portée d’un travail facile. Économistes, scientifiques, patrons, syndicats, socialistes, libéraux, tous sont d’accord sur l’objectif, seul le chemin les distingue : les efforts d’aujourd’hui porteront demain. Sinon nous, au moins nos enfants en profiteront. Au loin, la grandeur de la France, ou la Prospérité, ou la Révolution. Le sacrifice des « héros du travail », disciplinés comme peut l’être une « armée industrielle », un jour paiera. Le « Progrès » des sciences et des techniques, des tissages mécaniques et des machines à vapeur, des hauts-fourneaux, de la chimie, des engrais, des solvants, des centrales électriques et des réseaux numériques, pavent depuis deux siècles la voie du bonheur éternel à la façon d’une religion sécularisée.
Aujourd’hui qu’on nous invite à « réindustrialiser », la moindre des choses serait de tirer un bilan. Les promesses ont-elles été tenues ? Les sacrifices ont-ils été récompensés ? Vit-on mieux depuis 200 ans qu’on ne vivait avant et qu’on ne vit ailleurs ? La terre et les paysages sont-ils le Pays de Cocagne promis ? Ou est-ce que ces deux siècles de Progrès ont abandonné les sols et les hommes à des nuisances éternelles ?
Nous avons crée l’Association pour la suppression des pollutions industrielles, la revue Hors-sol, puis le site Chez Renart, à partir de 2012, quand les élus de la Région n’annonçaient pas moins qu’une « Troisième révolution industrielle » pour le nord. Un élu écologiste était parvenu à convaincre un président socialiste de convaincre les milieux patronaux d’un programme innovant : la production décentralisée d’électricité renouvelable, grâce à la mise en réseau (les smart grids) des producteurs et consommateurs, et au stockage d’énergie par hydrogène ou batteries. Le rêve centenaire du tout-électrique devait mettre fin à la « civilisation fossile » pour le bien de la Terre et de tous.
Cet énième Grand récit technologique emporta l’adhésion des entrepreneurs et des banquiers. Aujourd’hui, la « Mission Rev3 » est entre les mains de Xavier Bertrand et de son élu dédié : l’industriel de la tuyauterie Frédéric Motte, ancien président du Medef régional, et héritier de la plus grande famille textile roubaisienne. Ils incarnent le nouveau visage de l’écologie, entrepreneuriale, électrique, connectée.
C’est sous le nouveau mot d’ordre de la « Transition », plus que de la « Troisième révolution industrielle », que la Région finance les secteurs de l’automobile, des batteries, et de l’exploitation de lithium [1]. En plus de subventions de l’État et de l’Europe dans des proportions inédites [2].
Mais avant de lancer une Troisième révolution industrielle, ne serait-il pas judicieux de tirer le bilan des deux premières ? N’est-ce pas là ce qu’on attend habituellement d’un bon manager ?
Un plat pays de Cocagne
Devant l’absence de « retours d’expérience », notre association tire ses propres bilans de la révolution industrielle du nord. Où mieux qu’ici, dans l’ancienne « usine de la France », entamer un tel exercice ?
Certes, bien d’autres avant nous avaient annoncé la couleur. À l’époque des premiers métiers mécaniques, des premiers pains de sucre de betterave, quand les berlines de charbon étaient remontées par des chevaux, des commentateurs ont souligné l’« hideuse misère » lilloise. Le médecin Villermé en 1840, l’économiste (inventeur de l’expression « révolution industrielle » !) et député républicain Adolphe Blanqui en 1848, son ami député Victor Hugo, sont descendus en voyage d’étude dans Les Caves de Lille (Hugo, 1851) pour rapporter à la capitale la misère du prolétariat textile. Un enfant sur deux mourrait avant cinq ans pour que les autres embauchent à six ans et survivent ensuite dans des bouges infâmes : la société industrielle naissait dans le sang.
Doyen de l’université de Lille et employé des plus grands industriels lillois, Louis Pasteur s’en est-il ému ? Que non. Et que n’a-t-on daubé sur Germinal (1885) ? Trop crue, trop cruelle, la vie des mineurs était irracontable. Alors on en est resté là. Les lendemains, un jour, chanteraient. Et il nous revient de faire les comptes. Que nous lègue l’industrie lourde, après deux-cents ans ?
Des (sous-)sols martyrisés. 100 000 km de galeries, deux fois le rayon de la Terre : le sous-sol de l’ancien bassin minier réclame une éternelle ingénierie sans laquelle la région s’effondrerait. Les bombes au chlore de la première guerre mondiale ajoutées aux pesticides des betteraviers offrent aux habitants de la région et de l’Aisne en particulier l’eau la plus toxique de l’hexagone. Aux alentours de Metaleurop et de Nyrstar, près de Douai, le plomb, le cadmium, leurs métaux lourds, interdisent toute culture sur des centaines d’hectares et pour des siècles.
Un air vicié. Depuis la côte, ArcelorMittal, Aluminium Dunkerque et Versalis remplissent de poussières l’atmosphère local au point d’en faire le plus pollué de France, sinon d’Europe.
Des paysages désolés. Les Hauts-de-France sont après l’Île-de-France la région la plus bétonnée. Et il faudrait encore l’enlaidir d’éoliennes offshore, de plateformes logistiques et d’un canal Seine-Nord.
Une mauvaise santé. On ne sera pas surpris d’apprendre que les habitants des Hauts-de-France sont les plus malades d’obésité ou du cancer, et qu’ils vivent moins longtemps que les autres de deux ans en moyenne. Et pourtant, devant ces injustices, le Parquet refuse depuis 20 ans de considérer les 2 000 plaintes des veuves et malades de l’amiante. Ici on meurt comme on travaille, la gueule fermée.
Un ressentiment mal placé. Passé de héros à plus rien, d’avant-garde à arriéré, l’ouvrier du nord a plus tôt et plus qu’ailleurs pris le parti de la rancœur, celui du Rassemblement national, aux scores inégalés dans la région.
Mais les salaires ? La richesse ? Deux siècles de travail et de dégâts écologiques ont-ils au moins profité aux habitants ? À Lille et Roubaix, capitales du lin et du coton au long du XIXe siècle, 40 % des ouvriers vivaient comme indigent sous la coupe des œuvres de bienfaisance. Et aujourd’hui, dans le nord ? Inutile de préciser.
En résumé, le nord, c’est deux-cents ans de progrès pour des milliers d’années de mesures sanitaires.
Désindustrialiser
Les mines fermées, les filatures et quelques hauts-fourneaux délocalisés, les Hauts-de-France n’en restent pas moins la première région automobile, sidérurgique, logistique, éolienne, mais encore agro-alimentaire et sucrière de France. L’industrie est partout, mais il faudrait « réindustrialiser ». Deux siècles de dégâts éternels, et il faudrait « réindustrialiser ». Deux-cents ans d’industrie pour vivre au seuil de la pauvreté, mais il faudrait « réindustrialiser ». De gauche à droite, de haut en bas, patrons, syndicats, médias et écolos sont d’accord : il faut ré-in-dus-tri-a-li-ser. Pour la souveraineté, pour l’emploi, pour le climat : trouver de bons investisseurs, charitables et paternels, pour nous donner de bons emplois, ou ne serait-ce que des emplois tout court. Le turbin, c’est un destin. Une autre façon de produire et consommer, la marche semble trop haute pour des élus sans imagination et une population pétrie du mythe industriel.
L’évidence est pourtant sous nos yeux : les promesses étaient des mensonges. Plutôt qu’une énième course en avant vers d’énièmes chimères technologiques, reconnaissons que cette région a assez payé, que sa terre et ses habitants méritent cette attention qu’on porte aux grands malades, même en phase terminale.
Ce texte résume notre intervention lors d’un débat organisé à Science Po Lille sur le thème de la réindustrialisation et des gigafactories. Nous étions confrontés à un représentant de l’usine de batteries Envision, du responsable du recrutement chez France Travail, et du secrétaire régional de la CFDT. Sans notre intervention, le débat se serait contenté de déplorer l’absence de bus nocturnes gratuits et de crèches d’entreprise, sans lesquels l’industriel n’aurait pas un accès à une main d’œuvre disponible à toute heure, gage selon les intervenants d’une Transition juste réussie.