Le 16 mars, gilets jaunes et défenseurs du climat ont manifesté ensemble dans les rues de Lille. On pouvait voir dans leur arrivée sur la friche Saint-Sauveur beaucoup plus qu’une simple « addition des colères » ou même « convergence des luttes ».
Les gilets jaunes ont révélé l’inégalité territoriale de la France : la captation métropolitaine des emplois et des richesses d’un côté, la désertification des villes moyennes et rurales de l’autre. Le 12 juillet 2018, le Commissariat général à l’égalité des Territoires avait pourtant prévenu : en dix ans,« la métropolisation s’est accélérée ». Trois quarts des emplois créés depuis 2007 se sont concentrés dans quinze métropoles, qui occupent 27 % du territoire et rassemblent la moitié des étudiants. Ce qui oblige à des déplacements plus longs, accentue la pression immobilière en centres-villes, et provoque l’étalement périurbain pour accueillir les désormais « gilets jaunes ».
Rien qu’en 2018, année record pour Lille, le territoire de la MEL a livré plus de 300 000 m² de bureaux (Shake près d’Euralille, Auchan Retail, Mc Cain et les laboratoires Boiron sur la « Haute Borne » à Villeneuve d’Ascq), en attendant le « Biotope », la densification des grands boulevards entre Lille et La Madeleine, la tour Fives Cail, etc. Quoi qu’en disent Aubry ou Dendievel, la densification métropolitaine n’est pas un phénomène naturel mais politique.
Comme nous l’écrivions en 2013 dans L’Enfer Vert (éd. L’Echappée), après la désindustrialisation, l’économie locale « se resserre sur la conception et la Recherche & Développement ». En 2009, la MEL élargissait ses compétence à la Recherche pour – prenez votre respiration – « accompagner les universités lilloises dans la constitution d’un pôle scientifique métropolitain d’excellence et de rayonnement international, […] et son rapprochement étroit avec les entreprises, favorisant ainsi le développement économique et social de notre territoire à partir d’un potentiel de Recherche & Développement conforté ».
Puis elle finance, aménage, accueille les pôles de compétitivité et d’excellence : Euratechnologies et Eurasanté à Lille, Up-Tex et Blanchemaille à Roubaix, la Haute Borne à Villeneuve d’Ascq, AgTech à Willems, etc. De sorte que « la recherche universitaire, les industriels et les pouvoirs publics joignent leurs efforts pour soutenir l’innovation technologique et devenir ainsi les moteurs de l’économie et du renouvellement urbain », écrivions-nous, toujours en 2013.
C’est ainsi que Lille s’est densifiée et se densifie encore. La friche Saint-Sauveur doit être un quartier de la Création et du Design, où s’installent déjà designers, co-workers et startuppers dans Saint So Bazaar. IBM France table sur 1 000 employés d’ici quatre ans à Lomme. Euratechnologies compte actuellement 4 000 salariés et construit de quoi en accueillir 10 000 d’ici 2024, dont le Campus d’innovation de Vinci (Wenov, 23 000 m²). Quant à Eurasanté, il vient de dépasser les 4 000 salariés.
Plutôt qu’une vague « tertiarisation » de l’économie, comme nous la vendaient les élus dans les années 1980, la ville court plus précisément après la matière grise, les CSP+, les chercheurs, designers, ingénieurs, etc (donc pas les « gilets jaunes »). Ce sont eux qui aménagent la ville et pour qui la ville s’aménage. Ce sont eux qui s’éclatent à Saint So, habitent les nouveaux quartiers, se déplacent en « transports doux » et paient des impôts locaux. Les auteurs de Sociologie de Lille ont regretté, au regard des « inégalités socio-spatiales », que la reconversion économique lilloise soit un échec. Depuis L’Enfer vert, nous devons surtout regretter que la bifurcation technologique (et non tertiaire) ait réussi. Ce qui ouvre d’autres perspectives politiques et militantes.
Une telle concentration d’activités et d’habitants sur un territoire exigu provoque nécessairement des nuisances sociales, écologiques et sanitaires ; elle nécessite des outils perfectionnés de gestion des masses et des flux (de déchets, de voitures, d’électricité, etc). Voilà pourquoi L’Enfer vert. Ainsi en sera-t-il de Saint-Sauveur qui deviendra « bas carbone » et privilégiera la « sobriété énergétique » par « pilotage des consommations » grâce aux smart grids. Le nouveau quartier garantirait par ailleurs le « mix énergétique » grâce à des « transports doux » et des voitures électriques (c’est-à-dire à énergie atomique).
Ce que symbolise le quartier Saint-Sauveur, ce n’est pas tant la « transition écologique » des territoires que leur « transition numérique ». Une métropole se densifiant pour accueillir les activités de R&D, puis gérée, pilotée, optimisée technologiquement. Dans une métropole-machine, le gouvernement des hommes est supplanté par l’administration des choses (Saint-Simon). Jusqu’à ce que...