La bascule vers le tout-électrique débute ici et maintenant. Suivant les vœux d’Emmanuel Macron et de l’Europe, la France s’apprête à construire sa première usine de batteries pour voitures électriques. Le chantage à l’emploi et au réchauffement climatique a mis tout le monde d’accord : écologistes et syndicats ont émis leur « avis favorable » à un projet porté par deux industriels de l’automobile (PSA et Opel) et un fabricant de batteries au lithium (SAFT), malgré les nuisances de l’extraction de métaux. Ainsi s’annonce la « transition énergétique ». Cette « Gigafactory » s’implantera à Douvrin, dans le Pas-de-Calais. Renart s’est rendu à la clôture du débat public.
On est entre soi, ce mardi 20 avril dans la salle du Conseil de la Communauté d’agglo de Lens-Liévin. Covid oblige, la réunion de synthèse du débat public est limitée à 25 personnes. Le président de la Chambre de commerce discute avec les dirigeants de l’usine, le préfet prend place aux côtés du maire de Douvrin, les agents de la DREAL (la direction de l’environnement de la préfecture) tapent le compte-rendu, le « garant » du débat égraine les chiffres d’une concertation réussie : 13 événements en 2 mois, 351 réponses aux questionnaires, 130 contributions recueillies sur les marchés. Le « débat public » au sujet d’une usine qui mobilise des millions d’euros d’argent public et des milliers de mineurs sur les cinq continents ressemble plus à une alcôve qu’à une assemblée mondiale des peuples.
L’usine qui doit turbiner à partir de 2023 sur la Zone industrielle de Douvrin porte un nom inspiré des usines d’Elon Musk, « Gigafactory ». Cette Giga-usine sera exploitée par le consortium ACC : SAFT, PSA et Opel. SAFT est une vieille entreprise française de piles rachetée en 2016 par Total. Elle équipe des Airbus et réalise la moitié de son chiffre d’affaires grâce aux armées américaine et britannique [1]. Elle fabrique les batteries de leurs sous-marins drones, leurs missiles, avions de chasse, satellites, lanceurs de fusée. Pour assurer son approvisionnement en matières premières, Total/SAFT est co-propriétaire d’une entreprise chinoise de batteries au lithium. La Troisième révolution industrielle de la région est donc menée par un industriel énergétique et militaire, un groupe pétrolier et deux industriels de l’automobile, responsables chacun à leur mesure du saccage climatique et chimique de la planète.
La loi française prévoit la fin des voitures thermiques pour 2040. La voiture électrique n’est pas seulement un marché estimé à 250 milliards d’euros en Europe en 2025. C’est aussi une urgence de « transition » vers une « économie décarbonée » – depuis que le réchauffement climatique est devenu l’ultima ratio écologique, et l’atome sa solution : « Je suis comme vous extrêmement préoccupé par les conséquences du changement climatique, a déclaré Macron à propos de la Giga-usine, mais je ne fais pas partie des catastrophistes [pour qui] il faut détruire de l’emploi, il faut faire de la décroissance [2]. » Qu’il soit rassuré : personne dans les Hauts-de-France ne pense ça.
Les crimes de la transition énergétique
Pour déplacer un être humain de 80kg dans une voiture Tesla jusqu’à Lidl, il faut 600kg de batteries électriques pour 1 400 de ferraille et d’électronique. Pour fabriquer une batterie de voiture qui déplacera un être humain de 80kg jusqu’à Lidl, il faut importer du lithium chilien, du cobalt congolais, du manganèse sud-africain, du nickel philippin. Pour fabriquer 500 000 batteries par an, il faudra l’électricité d’une ville de 233 000 habitants, soit plus que Lille. Enfin, pour que des millions d’êtres humains de 80kg se déplacent jusqu’à Lidl pour acheter de quoi alimenter leur presse-purée connecté, il faut affréter jusque dans la Meuse des déchets mortellement radioactifs entre 300 000 ans (le chlore 36) et 16 millions d’années (l’iode 129), à raison de six trains par mois pendant cent ans – sans compter les camions.
En dépit de sa conclusion pour la réouverture des mines en France, l’enquête de Guillaume Pitron La Guerre des métaux rares présente les nuisances de l’extraction et du raffinage des métaux nécessaires à la « transition énergétique », qu’ils entrent dans la fabrication des énergies « renouvelables », des outils numériques, ou des voitures électriques [3]. On y croise les enfants cancéreux de la région de Baotou en Mongolie-Intérieure, la plus grande zone d’extraction de métaux précieux du monde, intoxiqués par des boues de raffinage saturées d’acides sulfuriques et nitriques. On approche des 100 000 mineurs congolais de Lualaba, armés de pelles pour éventrer la terre et lui extraire du cobalt, et dont les urines révèlent des taux de cobalt 43 fois supérieurs à la moyenne. Quant à l’extraction du lithium entre l’Argentine, la Bolivie et le Chili, dans des déserts de sel perchés à 4 000m d’altitude, Reporterre relate dernièrement les actions de peuples autochtones pour dégager les industriels. Sur le seul site d’Atacama au Chili, ces derniers pompent 200 millions de litres d’eau par jour qu’ils rejettent accompagnés de solvants comme le chlore [4]. Et puis il faudrait encore décrire les ravages du manganèse au Gabon, comment les poissons et les riverains s’intoxiquent au cyanure, à l’arsenic, au mercure, etc. La liste des méfaits de la « transition énergétique » est interminable.
Bon, mais le climat ? « Sur l’ensemble de son cycle de vie, la consommation énergétique d’un VE [véhicule électrique] est globalement proche de celle d’un véhicule diesel », conclut une étude de l’ADEME citée par Pitron [5]. Et plus la voiture a d’autonomie, plus elle est lourde, plus elle est gourmande en matières premières, plus sa construction émet de gaz à effet de serre. « Résultat : une voiture électrique générerait, durant l’ensemble de son cycle de vie, trois quarts des émissions carbone d’une voiture carburant au pétrole », note encore Pitron à propos des voitures affichant une autonomie de 500km. Mais alors... non seulement la transition énergétique pourrit les sols et le sang, mais elle ne sauve pas le climat ? Le véhicule électrique pourrait même « émettre davantage de CO2 si l’électricité qu’il consomme provient majoritairement de centrales à charbon, tel que cela est le cas dans des États comme la Chine, l’Australie, l’Inde, Taïwan ou encore l’Afrique du sud. » Soit la majorité de la population mondiale.
Industriels et élus savent ça par cœur. Ils organisent des débats publics parce qu’ils y sont obligés, pour endormir le chaland et se taper sur les cuisses une fois terminé leur numéro de guignol.
Comment dilapider l’argent public
Électeur de gauche, lecteur du Diplo et de Politis, adhérent d’ATTAC ou économiste atterré, partisan du « Plus d’État » contre « l’ultralibéralisme », voilà tes alliés : « Cet essor du véhicule électrique en Chine provient d’un fort interventionnisme du gouvernement. […] Le développement du véhicule électrique ne peut se faire sans soutien et incitations financières [6] », constate ACC qui s’apprête à toucher le jackpot. Ni pendant les Trente Glorieuses ni aujourd’hui l’industrie automobile ne survivrait sans perfusions de l’État.
Exemple. La Zone industrielle de Douvrin est payée en 1966 par la CECA, ancêtre de l’UE, pour y employer « de préférence des mineurs (ou des enfants de mineurs) touchés par la fermeture de puits [7]. » Déjà le chantage à l’emploi. Pour aider à l’implantation d’usines, l’État construit l’autoroute Paris-Lille et le tronçon jusqu’à Lens. La Française de Mécanique est inaugurée en 1972 par le Ministre du développement industriel et scientifique, patron de fait de la régie Renault.
La construction de la Giga-usine de Douvrin coûtera 1,8 milliard d’euros, plus 600 millions de Recherche & Développement. L’État, la Région et les Communautés d’agglo de Lens et Béthune allongent 846 millions. Si l’on fait confiance à ACC pour créer 2 000 emplois (leur estimation haute), chaque ouvrier recevra donc 420 000 euros d’argent public, soit à peu près dix ans de salaire. Sans compter le reste, qu’on peut essayer de lister malgré l’ampleur de la tâche.
ACC reconnaît l’apport en matière grise venue du Commissariat à l’énergie atomique et du CNRS. Les matières premières arriveront quant à elles du port de Dunkerque, par la route, le rail ou le canal – autant d’infrastructures construites et entretenues par les pouvoirs publics. Les ingénieurs d’ACC auront été formés dans les universités et écoles payées par l’État, et les ouvriers dans les lycées professionnels de la Région. En plus de leurs bonus écologiques, les électro-conducteurs rechargeront leurs engins sur les 100 000 bornes payées par le Plan de relance post-covid (1,9 milliards d’euros, soit dix fois plus que le Plan Vélo), elles-mêmes alimentées par le puits sans fond de l’industrie nucléaire [8]. Si les ouvriers d’ACC tombent malades à cause des inhalations de cadmium, comme tentent de le faire reconnaître 70 ouvriers de SAFT à Nersac depuis cinq ans [9], leurs soins seront pris en charge par la Sécu. Le jour de la dépollution du site, les pouvoirs publics en paieront la moitié, comme c’est le cas pour l’ancienne usine SAFT d’Angoulême. Les riverains y ont interdiction de consommer l’eau des puits car ils sont intoxiqués au trichloréthylène, et les taux de PCB sont cinquante fois supérieurs aux seuils réglementaires [10].
SAFT, les industriels de l’automobile, et en fait tous les industriels, nous prennent notre argent pour nous intoxiquer et nous faire payer leurs dégâts. Sans État pour les assister, pas d’industrie. Sans pouvoirs publics, pas de pollutions (ou beaucoup moins). Le fait se vérifie depuis 200 ans et dans le monde entier. Il en a fallu des débats publics pour nous convaincre de l’inverse.
Commission nationale du débat paisible
La Commission nationale du débat public (CNDP) vous le dira : rien de tel qu’un débat public pour gagner l’opinion – si tant est qu’elle ait besoin d’être gagnée. Celui sur la Gigafactory s’est conclu dans une ambiance délicieuse, entre le gala de bienfaisance et le colloque sur le thème « Enjeux et limites de la mobilité de demain ». Voici le tableau.
« Cette concertation est une réussite pour notre entreprise citoyenne, se satisfait le Directeur général d’ACC, les échanges ont été de très bonne qualité. » Et de saluer « l’écosystème innovant » de la région. Et de prendre des engagements sur « l’accès des jeunes filles aux emplois de l’usine. » Il doit voir là un « progrès ».
Le préfet du Pas-de-Calais est enchanté par la tenue du débat, martelant combien « les élus et la population marquent un attachement fort à la valeur travail », et combien ce projet est « porteur d’espoir ». Il a en tête la fermeture prochaine de Bridgestone non loin de là. Ses services « ne seront pas seulement dans une logique de contrôle, mais aussi d’accompagnement, en mode projet », croit-il devoir préciser.
Les maires de Douvrin et Billy-Berclau ne savent plus comment remercier ACC de s’implanter sur leur commune, leur garantissant une population « courageuse » à l’ouvrage. Le conseiller régional promet, depuis sa visio, toute l’implication de la Région pour créer une « usine-école » de la « mobilité électrique », et la mise en « synergie » des sous-traitants et de la Recherche scientifique.
Côté « société civile », le président régional de France Nature Environnement émet son « avis favorable » et réclame de siéger dans un Comité de suivi. Le représentant du syndicat CFDT de la métallurgie se dit lui aussi « favorable à l’implantation d’une Gigafactory à Douvrin et appelle à ce que trois autres Gigafactory s’implantent en France. » Le président de la Cambre de commerce opine du chef. L’important, c’est l’emploi ; la priorité, le réchauffement climatique.
Contrairement à ce que disent les journaux, les manuels scolaires, les guides touristiques et les élus de tous bords, la région n’a pas « souffert de la désindustrialisation », elle meurt de l’industrie. Demandez aux riverains de Metalleurop, qui seront atteints de saturnisme encore pendant 500 ans. Il était impératif de fermer l’usine, comme il est urgent d’éteindre Gravelines, comme nous devons refuser les voitures électriques et la Gigafactory. Il nous faut ici et maintenant réinventer la vie débarrassée des bagnoles, et Renart ne désespère pas de trouver des alliés pour s’y employer dans la région.
TomJo
Illustration : Modeste Richard