D’Amiens-nord à Blanquefort, délivrons les ouvriers, fermons les usines !

jeudi 1er juin 2017

J’étais l’autre jour chez mon copain Chris. Un vrai métalleux aux cheveux longs, T.shirt noir et jeans troués. Un ado de 44 ans mais sans la moité de ses dents à cause de la chimio. À la radio, le journal s’ouvrait sur les très bons résultats de ventes de voitures : + 7 % en mars, + 5% en 2016 – hourra. Depuis son cancer, Chris répète à l’envi « Qu’est-ce qu’on en a à talquer ? » Certes, pas plus que des résultats de la bourse. Mais peut-être que la bagnole l’a tué, lui. La bagnole et le reste.

JPEG - 70.5 kioTous les cinq ans, la classe ouvrière s’invite dans les débats électoraux. C’était les aciéristes de Florange en 2012, les fabricants de machines à laver Whirlpool cette année. Ce qui n’est jamais débattu en ces occasions, c’est l’utilité même de ces activités industrielles, ni même leurs conséquences sanitaires et écologiques. L’emploi n’a pas d’odeur et nos salaires valent plus que nos vies. Rappelons aux promoteurs de l’automobile, Philippe Poutou, François Ruffin, Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen – et à leurs électeurs – que la voiture est le moyen de transport le plus nocif, le plus coûteux et le plus lent que l’industrie ait produit à ce jour.

La question ne sera pas posée. D’ailleurs il n’y a pas de question, et la réponse va sans dire.

En 1974, le premier candidat écologiste aux présidentielles René Dumont annonce à la télé : « Notre société nous conduira assez vite à la mort si nous continuons sur cette lancée ». En 1981, le candidat vert Brice Lalonde propose de « voter pour la vie » : « Le moment est venu de comprendre que la croissance est un objectif suicidaire. » René Dumont, entre deux solutions techniques aux pollutions, proposait de freiner l’urbanisation et de décréter la croissance zéro de la ville. Brice Lalonde, après avoir suggéré que le progrès technique profite à la baisse du temps de travail, proposait d’arrêter les exportations d’armes. Malgré ses limites gestionnaires et technocratiques, le débat touchait au fond : quel est le sens de la vie et du travail, que produire et comment, où habiter ?

« Ces débats-là nous concernent, répond Philippe Poutou à un écologiste girondin, mais les seuls débats entre salariés, c’est comment on se défend. Et on n’a pas le temps dans les réunions syndicales de discuter de ça. L’ordre de nos réunions ce sont les tracts à faire, le prochain comité d’entreprise, le collègue qui souffre… On n’a plus les moyens de s’aérer le cerveau pour réfléchir à autre chose… [1] »

Certes, l’usine Ford de Blanquefort débauche, les emplois périclitent ; mais Poutou n’est pas seulement un ouvrier syndicaliste. Ancien militant de Lutte Ouvrière, il est le porte-parole du Nouveau Parti Anticapitaliste, la énième métamorphose d’un groupe trotskyste, anticapitaliste depuis ses origines bolcheviques, mais qui, jamais, en un siècle, n’a eu le temps (ni la volonté) de critiquer la société industrielle et technologique. C’est que dans l’imaginaire anticapitaliste, le capitalisme est la cause de tous les travers écologiques et sociaux, et, symétriquement, quand « les travailleurs » (c’est-à-dire l’organisation qui parle en leur nom) se seront appropriés les usines, magiquement, l’industrie automobile, des gisements de pétrole à la ferraille, ne détruira plus la nature, les villes, les ouvriers, les automobilistes, etc.

À René Dumont, le journaliste rétorquait :

« Pourquoi tant de Français ne veulent pas changer de société ? Beaucoup de Français trouvent que ça ne va pas si mal que ça et sont prêts à suivre les marchands d’euphorie plutôt que René Dumont qui leur dit qu’il ne faut plus prendre sa voiture, qu’il faut manger moins de viande, qu’il faut payer l’essence plus chère, qu’il faut supprimer certaines allocations familiales. »

Je me souviens d’un ouvrier de PSA Aulnay, en grève contre les licenciements, affirmant que tout allait bien du temps des revalorisations annuelles de salaires, des belles remises sur les voitures de leur entreprise, bref, du temps où les « carnets de commande » étaient pleins. Pourquoi en aurait-il été autrement, puisqu’ils en profitaient (bagnoles, écrans plats, vacances, salaire symbolique de « réussite », etc) – pas autant que la direction et les actionnaires, mais à leur mesure de militants de base du Parti industriel.

Bref, si l’on ne pose pas la question du sens de la production durant les périodes de prospérité, si l’on s’interdit de la poser durant les périodes de crise, et si les élections présidentielles ne sont pas le moment d’en débattre, alors quand ? Question purement rhétorique, les ouvriéristes (LO, NPA, PC, Insoumis, etc.) sont bien plus attachés au « travail socialisé » et industriel que les entrepreneurs eux-mêmes, qui remplacent les ouvriers par des machines, dès que ça devient rentable.

La terreur automobile

En février 1913, les 4 000 ouvriers de Renault Billancourt lancent une grève de six semaines contre la « modernisation » du système Taylor (« l’organisation scientifique du travail ») qui « transforme l’homme en automate », le réduit en « brute scientifique », le fait trimer comme un « homme-machine ». La grève échoue mais ouvre un débat sur la machinerie au sein de la CGT, aussi vite refermé : « L’ennemi, ce n’est pas le système Taylor, c’est le patron qui vous a faussement appliqué ce système », tempère sans attendre Georges Yvetot, secrétaire des bourses du travail [2]. C’était du temps que la CGT était anarcho-syndicaliste et que son secrétaire Émile Pouget publiait des traités de sabotage, bien avant la mainmise des communistes et des staliniens. Cinq ans plus tard, en URSS, Lénine et Trostky militarisent le travail et imposent aux ouvriers leur version communiste du système Taylor [3].

Aujourd’hui, nous avons un candidat ouvrier de l’automobile, Philippe Poutou, aux élections présidentielles. Il travaille pour l’usine Ford de Blanquefort, du nom de l’industriel qui donna son nom à une nouvelle organisation mécanisée du travail, le fordisme [4]. L’usine Ford de Blanquefort fabrique des boîtes de vitesse. Et à cet effet, pollue les sols et, par écoulement, les eaux souterraines et nappes phréatiques jusqu’au lac de Pasdouens. On y trouve plusieurs dérivés du chlore, des hydrocarbures, des solvants qui un jour ou l’autre « remonteront la chaîne alimentaire ». On sait ce qui se loge dans les alvéoles pulmonaires et le sang des ouvriers de Ford. Mais ce n’est pas le sympathique représentant CGT, candidat du NPA à l’élection présidentielle, qui nous informe. Ni le NPA ou la CGT Ford. Pour le savoir, il faut fouiner sur les sites de la préfecture – comme la base de données « Basol » des sites et sols pollués. De son côté, Ford utilise le prétexte de la dépollution pour fermer son site girondin. Relever, comme nous le faisons, la pollution du site, c’est faire le jeu d’un patronat licencieux.
Le secteur de l’automobile emploie 200 000 personnes en France, plus deux millions « induits » dans le BTP, le raffinage, les flics dédiés à la circulation. Et les hôpitaux. On compte, tous les ans, 48 000 morts dues à la pollution de l’air et 3 500 sur les routes. C’est dire que non seulement les salariés de l’automobile perdent leur vie à la gagner, mais qu’ils entraînent plus de 50 000 personnes par an dans la mort. Nous pouvons bien sûr faire le même calcul, industrie par industrie. Objectivement, plus il y a de voitures et d’accidents sur les routes, plus Philippe Poutou devrait se réjouir. Plus vite les gens mettent leur vieille bagnole à la casse, plus il y a d’emploi. Il n’y a pas le moindre doute que les syndicats de l’automobile, conjointement avec la calamiteuse industrie du tourisme, font objectivement le jeu des destructeurs de l’environnement et des tueurs d’hommes.

Poutou, gagne du temps, prends celui de lire L’Hommauto de Bernard Charbonneau, un autre Bordelais [5]. C’était en 1967, brève époque anarchoïde et fleurie durant laquelle les jeunes firent irruption dans la routine salariale de leurs vieux, sans trop de respect pour le travail – mais ils se sont vite assagis. Période de croissance « glorieuse » et insensée que Charbonneau résume ainsi : « Paris n’est plus, ce n’est pas Hitler mais Citroën qui l’a détruit ». Plus loin, il explique quel outil de domestication et de contrôle constitue la voiture : « Un jour, en guise de chauffeur, la bagnole disposera d’une sorte de robot électronique informé en permanence par une machine cybernétique détenant toutes les données de la Circulation. » La smart city qu’il entrevoit précocement est dans le projet automobile comme le poussin dans l’œuf.

Les jeunes de 1967 sont devenus les vieux de 2017. Routes, autoroutes, échangeurs, parkings, périphs, banlieues résidentielles, zones commerciales, ronds points, c’est par et pour la bagnole que la France est devenue moche : « Tous les dix ans, l’équivalent d’un département français disparaît sous le béton, le bitume, les panneaux, la tôle. [6] » Comme le rappelle Télérama, dès 1933, Le Corbusier invente La ville fonctionnelle dans laquelle les voies de circulation relient des quartiers fonctionnalisés : vie, travail, loisirs. L’architecte visionnaire et fasciste n’est pas pour rien dans la mochification du territoire.

Au cours des années 1960 et 1970, la bagnole et la télé étaient attaquées pour leurs méfaits, et non pour leur appartenance à tel ou tel « patron voyou » qui défiscaliserait au Luxembourg ou au Panama. La bagnole était au centre de la critique de l’aliénation, comme chez les situationnistes, pour qui leur crémation dans les rues du quartier latin en 68 était un minimum vital : « Les voitures automobiles qui cumulent en elles l’aliénation du travail et du loisir, l’ennui mécanique, la difficulté de se déplacer et la rogne permanente de leur propriétaire, attirèrent principalement l’allumette ». Ils s’étonnèrent d’ailleurs de ce que les humanistes de l’époque, « habituellement prompts à dénoncer les violences, n’aient pas cru devoir applaudir à un geste salutaire qui sauve de la mort un bon nombre de personnes promises chaque jour aux accidents de la route. [7] »

La bagnole symbolisait la gloriole consumériste, du parvenu de la classe moyenne, l’homme quelconque, l’homme sans qualité, sans autre identité que celle de consommateur. Elle était visée comme la rançon symbolique du sacrifice à l’usine. Quelle régression de la critique sociale depuis soixante ans.

De la roue et du roulement à billes

En 1975, l’écologiste Ivan Illich démontre l’irrationalité automobile dans Énergie et équité [8]. Additionnant le temps passé au volant et au travail pour payer les traites, les péages, les parkings, les assurances et les contraventions, Illich comptait que sur « ses seize heures de veille chaque jour, [l’automobiliste] en donne quatre à sa voiture. » Sans compter le temps passé à l’hôpital, au tribunal ou au garage.
Continuons le raisonnement du Pr. Illich : L’Américain de 1973 passait 160 heures par an pour parcourir mille kilomètres. Tout compte fait, il roulait à la vitesse de... 6 kilomètres à l’heure. Que de temps perdu à l’usine et au bureau pour si peu, voire si rien. 80 % des trajets servent à aller de la maison au travail ou au supermarché, et non à rouler sur une route déserte de bord de mer en coupant les virages comme un pilote, comme dans la pub. Dans ses CARtoons, un strip en deux cases du dessinateur Andy Singer résume notre société automobile. Dans la première, l’automobiliste, en plein embouteillage, se rassure : « Je déteste conduire, mais il me faut bien une voiture pour aller bosser ». Dans la seconde : « Je déteste mon boulot, mais je dois payer ma voiture ». C’est ainsi que se boucle notre imagination.

A 6 km/h, mieux vaut rouler à vélo et profiter des deux fabuleuses inventions de l’Humanité : la roue et le roulement à billes. Le rapport kilomètre parcouru à vélo / calories dépensées laisse loin derrière la bagnole. À vélo, « l’homme dépasse le rendement de toutes les machines et celui de tous les animaux », calcule Illich. Vu ainsi, le progrès réside dans la bicyclette.

Le progrès, mais aussi l’égalité sociale :

« En une vie de luxueux voyages, une élite franchit des distances illimitées, tandis que la majorité perd son temps en trajets imposés [...]. La minorité s’installe sur ses tapis volants pour atteindre des lieux éloignés que sa fugitive présence rend séduisants et désirables, tandis que la majorité est forcée de travailler plus loin, de s’y rendre plus vite et de passer plus de temps à préparer ce trajet ou à s’en reposer. »

Ruffin revient de loin, mais jusqu’où ira-t-il ?

François Ruffin, l’espiègle journaliste justicier de Merci Patron ! patron du journal Fakir, a remporté le César du meilleur documentaire en 2017 en détroussant Bernard Arnault. Lors de son discours à la remise des prix, il a énuméré sur un ton vindicatif les noms des entreprises fermées et/ou délocalisées depuis trente ans dans la Somme, Goodyear et Continental pour l’automobile, et d’autres dans la chimie ou la métallurgie. Il faut bien dire que vu leur inutilité sociale et leurs nuisances écologiques, pas une ne méritait d’exister. Mais pour Ruffin, nos emplois valent plus que nos vies. Pas un instant, lui et ses pareils n’acceptent d’envisager que nous puissions vivre et produire hors de ce mode industriel et technologique.

Reconnaissons-lui de la suite dans le déni. Lors de la campagne présidentielle de 2012, il était allé à Grenoble, pour Là-Bas Si J’y Suis (France Inter) afin de soutenir les salariés de l’usine chimique Arkema promise à la délocalisation, sans dire un mot de ses ravages sanitaires et écologiques. D’où une polémique avec les luddites et anti-industriels [9]. Dans Fakir, Ruffin tente alors une synthèse « bio’lchevik » entre « Rouges » et « Verts » [10]. C’est-à-dire une manipulation pour asservir les défenseurs de la vie au combat mortifère pour l’emploi. Récidive en 2016. Cette fois l’aspirant député de la Somme retourne à Grenoble pour soutenir le projet de coopérative des salariés d’Ecopla et la « filière française de l’alu », l’un des pires poisons pour l’homme et le milieu [11]. Comme si la production en coopérative pouvait exonérer les coopérateurs de leurs responsabilités envers la santé du milieu et des hommes !

Aujourd’hui en campagne électorale, François Ruffin déclare que « la question de l’environnement ne doit pas s’arrêter à la porte des entreprises ». Mais aussi qu’il faut « moins de transports, et avant tout moins de transports de marchandises. » C’était lors d’un meeting à Abbeville le 9 mars 2017 en présence d’Hervé Kempf, le directeur du site écologiste Reporterre et auteur de Comment les riches détruisent la planète. Paris vaut bien une messe et ces déclarations d’un industrialiste rouge n’engagent que les dindes vertes qui y croient.

Nous disons, nous luddites, que nous sommes intoxiqués à la marchandise et que la classe ouvrière se bat, elle aussi, pour sa came(lote). Quitte à intensifier l’exploitation et la destruction du milieu. Lutte ouvrière milite pour des OGM et un nucléaire contrôlés par les travailleurs, Europe-Écologie pour une « Troisième révolution industrielle industrielle », les Insoumis ont soutenu un candidat qui, après la destruction des sols et des sous-sols, appelle à coloniser la mer. Pour Mélenchon, les océans ne représentent qu’un gisement de protéines et d’énergie : aquaculture, création de récifs artificiels pour l’algoculture, utilisation de la force marine par les hydroliennes, éolien offshore et flottant, carburant aux algues, développement du fret maritime et fluvial, « amélioration variétale » des algues, développement de la construction navale et des infrastructures portuaires. Bref, un programme maritime qu’on qualifierait de délire technocratique si la planification d’après-guerre n’avait ouvert la voie [12]. Qu’en dit François Ruffin qui porte le label « insoumis » ?

Vivre en combattant ou mourir en travaillant

Personne ne veut que les ouvriers soient pressés et jetés comme des serpillières après usage. Non plus que les paysans hier ou les employés demain, remplacés par des machines. Mais jusqu’à quel niveau de « production et de partage des richesses » va-t-on repousser les questions de vie ou de mort ? Que produire, comment, et pour quels besoins ? Des questions sans doute trop simples pour les partisans d’« un autre monde », mais que chacun peut se poser plus facilement que celles des taux de change, d’intérêt ou d’investissement.

Quand Philippe Poutou, Nathalie Artaud, Jean-Luc Mélenchon et François Ruffin, quand le NPA, Lutte Ouvrière, les Insoumis, et tous les progressistes et industrialistes poseront vraiment ces questions, sans remettre les réponses après la révolution, ni feintes de circonstances pour récupérer les électeurs écolos, nous partagerons avec eux - comme nous le faisons déjà avec toute personne intéressée- le trésor de critique amassé depuis deux siècles par les ouvriers luddites, les poètes romantiques et les théoriciens radicaux.

A bas l’emploi !
Grève générale des achats !
Terre et Liberté !

Hors-sol & Pièces et main d’œuvre
Juin 2017

Notes

[1Rue 89, 11 oct. 2014.

[2L’Humanité, 15 mars 2013.

[3Cf. Ludd contre Lénine, Marius Blouin, Pièces et main d’œuvre.

[4Idem.

[5Denoël pour l’édition 2003.

[6« Comment la France est devenue moche ? », Télérama, 13 février 2010.

[7Dans Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, juillet 1968.

[8Seuil, 1975.

[9Métro, boulot, chimio, ouvrage collectif, Éditions Le Monde à l’envers, 2012.

[10Fakir n°69, mars-avril 2015.

[11Cf. Cancer français : la récidive, Pièces et main d’œuvre, déc. 2016 et Fakir n°77, septembre-octobre 2016.

[12La mer, nouvelle frontière de l’humanité, livret au programme 2017 de La France insoumise.