La direction de l’usine Bridgestone de Béthune, fabricant de pneus dans le Pas-de-Calais, vient de confirmer la fermeture du site au printemps 2021. Après Continental à Clairoix et Goodyear à Amiens, c’est la troisième usine pneumatique des Hauts-de-France qui ferme en dix ans. Ce que vous lirez ici à propos des ravages du pneu, de ceux de Firestone-Bridgestone en particulier, vous ne l’aurez lu ni dans la presse, ni dans les discours politiques – encore moins dans la littérature patronale ou syndicale. Dénoncer la nocivité de ces emplois quand s’annoncent 35 000 licenciements pour cause de Covid serait aussi malvenu que de détailler les nuisances d’une usine qui ferme. Ce n’est jamais le lieu ni le moment. Au mieux peut-on dénoncer des nuisances lointaines, ailleurs, ou s’inquiéter de la catastrophe écologique en général. L’histoire des industriels Firestone-Bridgestone, du Liberia au bassin minier, de la Ford T aux pneus connectés, et des fonds marins aux poumons du Pas-de-Calais, nous rappelle que depuis la fin du charbon, voici trente ans, les mêmes politiques sont à l’œuvre pour sauver l’emploi et l’industrie, quitte à nous boucher les alvéoles autant que l’horizon. « Reconversion » ou « Transition écologique », le nord ne saurait être qu’une zone industrielle, quel qu’en soit le coût écologique et humain.
Dès l’annonce de la fermeture du site de Béthune le 16 septembre 2020, les candidats à la présidentielle se précipitent avec leurs solutions de relance. Le président du Conseil régional Xavier Bertrand joue les gros bras et dénonce les « sacrés menteurs » de Bridgestone, assurant qu’il « était prêt à mettre de l’argent » pour sauver le site. Jean-Luc Mélenchon estime que le CICE (Crédit d’impôt compétitivité emploi) n’a pas créé d’emplois et réclame son remboursement à Bridgestone. Mêmes discours ou presque de l’écologiste Yannick Jadot, du secrétaire national du parti communiste Fabien Roussel et de la présidente de la Région Île-de-France Valérie Pécresse. Marine Le Pen dénonce « l’hypocrisie » du gouvernement avant de rencontrer les syndicalistes de Bridgestone, dans la mairie Rassemblement national de Bruay-la-Buissière. Le député France insoumise François Ruffin dénonce les « menteurs » et les « cyniques » des gouvernements précédents. Il réclame des quotas d’importation de pneus, des barrières douanières et des taxes kilométriques pour préserver l’industrie française de la concurrence étrangère. Renart est ici seul et contre eux tous.
Faire les poches des contribuables pour les enfumer
Les élus ont raison de dénoncer le CICE quand il engraisse les licencieurs. Mais celui-ci est négligeable pour le secteur automobile. Alors que Xavier Bertrand a offert deux millions d’euros à l’usine Toyota d’Onnaing en 2018 pour la fabrication d’un nouveau modèle de bagnole [1]. À l’actuel Plan de relance de Macron s’ajoutent les primes à la casse, primes à la conversion, bonus écologiques, aides à l’installation de bornes de recharge pour voitures électriques. À Béthune, le ministère de l’Économie a proposé un scénario de relance à plus de cent millions d’euros d’investissements. Ce plan a été rejeté par Bridgestone, mais d’autres financements seront offerts au repreneur qui se ferait connaître. Pour investir dans des lignes de production automatisées, et pour fabriquer des pneus plus performants et connectés à la 5G, comme Pirelli et Goodyear le font déjà.
Quoi qu’il en coûte, la région Hauts-de-France débordera de bagnoles, de pneus, de poids lourds ; elle se criblera de « pôles logistique », d’autoroutes et du canal à grand gabarit Seine-Nord. Les Hauts-de-France peuvent crever du cancer, de la pollution de l’air et de l’obésité, les politiques ne discuteront pas l’industrie automobile et du pneu. Laquelle est pourtant la cause de calamités dont voici un aperçu depuis la ville de Béthune, centré sur l’américain Firestone (Pierre de feu), racheté en 1988 par le japonais Bridgestone (Pont de pierre). Doit-on encore et toujours payer pour sauver ces industries ? A vous de juger.
Des débuts sur les chapeaux de roue
En 1753, la famille Feuerstein quitte l’Alsace pour les États-Unis et se renomme Firestone. La ville flamande et drapière (pléonasme) de Béthune est désormais française. Elle s’industrialise au XIXe siècle avec les raffineries de betteraves à sucre et l’extraction charbonnière. La ville se modernise, bâtit un réseau d’assainissement, des hôpitaux pour soigner les mineurs et des routes pour les premières automobiles. Harvey Firestone crée son entreprise de pneus en 1900, pneus qu’Henry Ford choisit en 1906 pour ses Ford T. Le monde s’entiche alors de vitesse et de moteurs à explosion à grands renforts de propagande. Firestone remporte sa première course automobile à Indianapolis tandis que le futuriste italien Marinetti glorifie la Fiat et les pneus Pirelli : le « Dieu véhément d’une race d’acier, / Automobile ivre d’espace, / qui piétine d’angoisse, le mors aux dents stridentes ! », ce « formidable monstre japonais aux yeux de forge, / nourri de flamme et d’huiles minérales, / affamé d’horizons et de proies sidérales », etc. En 1906, les futuristes vénèrent les voitures, les moteurs, la guerre, la vitesse. En 1918, les chars, les moteurs, la guerre et la vitesse détruisent 90 % du centre-ville de Béthune. 50 000 obus allemands l’écrasent en quatre jours. Béthune est ravagée et dépeuplée.
Pendant que la ville se reconstruit, les industriels du pneu sécurisent leur approvisionnement en caoutchouc en produisant eux-même l’hévéa. Firestone s’implante au Liberia en 1926 et plante ce qui demeure la plus grande exploitation de caoutchouc du monde. Deux ans plus tard, M. Pirelli, autre fabricant de pneumatiques, devient conseiller spécial de Mussolini et l’un des dirigeants de la Confédération générale fasciste des industries [2]. Shōjirō Ishibashi, industriel japonais du textile qui fit fortune avec des semelles en caoutchouc, crée de son côté Bridgestone en 1931. En 1935 enfin, le Français Michelin installe ses plantations d’hévéa en Indochine et devient un symbole de l’exploitation coloniale française : « Le latex coulait. Le sang aussi. Mais le latex seul était précieux », écrit la jeune Marguerite Duras en 1950, pendant la guerre d’Indochine, dans Un barrage contre le Pacifique.
Les pneus de la guerre mondiale
La « Grande dépression » des années 1930 se résorbe en 1939 à Béthune quand les Allemands bombardent la ville, l’occupent et l’annexent, comme l’ensemble du Nord-Pas de Calais et de la Belgique. La Wehrmacht roule vers Paris à tombeau ouvert sur des pneus Continental ; l’entreprise est au cœur de la machine industrielle nazie, comme l’est Pirelli dans l’Italie fasciste et Bridgestone dans le Japon impérial. En face, Michelin doit céder la quasi totalité de ses pneus aux Allemands et l’armée américaine roule grâce à Firestone. Dans la seule année 1945, Firestone produit onze millions de pneus de combat. L’entreprise équipe également en pneumatiques et en piles à combustible les avions B29, dont le fameux « Enola Gay » qui apporte l’apocalypse nucléaire aux Japonais. Durant toute la guerre, elle fabrique des masques à gaz, des gilets de sauvetage, des chariots de canons, des tourelles et des chenilles de chars, des bouteilles d’oxygène. Elle produit avec Monsanto, au sein du « Projet Manhattan », le polonium destiné aux déclencheurs des bombes nucléaires [3]. Forte de cette expérience, Firestone fabrique après-guerre les missiles MGM-5 Caporal avec capacité de charge atomique. Quant à Goodyear, sa concurrente américaine, elle produit les avions de combat Corsair et gère quelques centrales nucléaires aux États-Unis. Pour les industriels du pneu, la guerre et ses crédits furent une opportunité – comme on dit en américain – de recherche & développement inespérée .
Pour les habitants de Béthune, la seconde guerre mondiale se solde par un bombardement, d’avril à juin 1944, perpétré par l’armée anglaise. Le Nord-Pas-de-Calais et le bassin minier sont décidément experts en « destruction créatrice ». Les usines italiennes Pirelli, elles aussi bombardées, sont reconstruites grâce au Plan Marshall. Béthune est à peine relevée quand ferment les premiers puits de mine en 1956. Déjà s’annonce la fin du charbonnage dans la région. Un premier programme de reconversion du Bassin minier promet des aides à l’installation industrielle ; le secteur est décrété « Zone spéciale de conversion ». Firestone reçoit du Trésor public une « Prime Spéciale d’Équipement » d’un milliard d’anciens francs (1,5 millions d’euros) pour bâtir son usine de Béthune [4]. Les régions et les États rivalisent pour attirer les industriels. Le PDG Harvey Firestone inaugure en personne le 2 septembre 1961 l’usine où 640 employés produisent 4 000 pneus par jour (6,25 par salarié).
Les années 1960 sont les années glorieuses de la consommation de masse. Firestone produit aussi des valises Samsonite pour les touristes, des pardessus et des sacs à main imperméables, tout un tas de gadgets en nouveaux matériaux synthétiques. Plus tard, en 1988, le japonais Bridgestone rachète l’Américain, équipe les avions Boeing, développe sa ligne de vêtements et de balles de golf à l’effigie de l’US Army (proposons un slogan : La puissance de l’armée, la maîtrise du golf. Bridgestone, des pneus qui sont bien pour aller vite). L’usine béthunoise change de nom, sa production augmente toujours, sans pour autant arrêter le déclin démographique de la ville débuté à la fin des années 1960.
Génocide et pollutions,
l’aventure libérienne de Firestone
À 6 500 km de là, au Liberia, une guerre civile éclate fin 1989, un an après le rachat de Firestone. Cette guerre restera célèbre pour l’enrégimentation d’enfants-soldats. Son principal meneur, le président libérien Charles Taylor, sera reconnu coupable de crimes contre l’Humanité et de crimes de guerre en 2012 pour les 400 000 morts libériens et sierra-léonais – il est le premier chef d’État condamné pour ces motifs depuis le procès de Nuremberg.
En 2014, le site d’investigation ProPublica et la chaîne américaine PBS diffusent une enquête sur le rôle de Firestone dans la guerre civile. Selon eux, Taylor « avait construit son armée de bouchers et de croyants en partie avec les ressources de l’une des entreprises les plus emblématiques d’Amérique : Firestone. [5] » Laquelle offrit 2,3 millions de dollars en espèces et en nourriture à Taylor en 1993, qui en retour sécurisa les plantations de caoutchouc et baissa les taxes à l’exportation. Les dépôts de Firestone servirent de dépôts d’armes et son matériel de communication mis à disposition des armées tayloriennes. Le caoutchouc a l’odeur de sang du génocide libérien. Il continue pourtant de s’exporter vers Béthune pour être transformé en pneus.
Pour fabriquer du caoutchouc, il faut entailler l’hévéa et en récupérer cette pâte blanche qu’est le latex. Celui-ci est ensuite mélangé à l’ammoniaque accompagné d’acide sulfurique que l’on retrouve dans le fleuve libérien Farmington, face à l’usine Firestone d’Harbel. En 2006, un reportage du Monde chez les « forçats de Firestone » révèle la situation de quasi « esclavage » des 10 000 salariés de l’exploitation et décrit ces riverains qui boivent l’eau et mangent les poissons contaminés [6]. L’année suivante, un collectif de ces riverains dénonce la pollution de la rivière. L’association libérienne Green Advocate poursuit l’entreprise en justice, la pêche et l’élevage sont dorénavant interdits aux alentours [7]. À cette date, les 1 300 ouvriers de Bridgestone à Béthune produisent encore 25 000 pneus par jour (19 par ouvrier, trois fois plus qu’en 1961).
Industrie lourde,
chômage de masse,
cancer généralisé
Avant même la fermeture de l’usine, Béthune est la ville aux 25 % : 25 % de chômeurs et de personnes sans activité, 25 % de retraités, 25 % de jeunes sans diplôme, 25 % de pauvres [8]. Bridgestone réalise un bénéfice net de 2,4 milliards de dollars en 2019 et n’a que faire de la situation sociale des Béthunois. Pour les damnés du pneu, il restera l’usine de frites surgelées McCain (l’un des principaux employeurs de Béthune), et celle de batteries électriques du consortium PSA-Total qui doit ouvrir en 2023 à Douvrin, à 25 minutes de là en bagnole. Pour créer cet « Airbus des batteries », la Commission européenne alloue 3,2 milliards d’euros (dont 960 millions de la France), et les industriels, 5 milliards. Xavier Bertrand ajoute 80 millions pour la Région. La puissance publique rackette ses administrés pour mettre sur la table la moitié de l’investissement. « On a fait des tracts, on a milité, c’est une grande bouffée d’oxygène », se félicite le délégué syndical FO de PSA [9]. Pour qui ? Pour les actionnaires, pour la centaine de salariés, ou pour les 1 700 morts annuels de la pollution de l’air dans la région ? Les habitants des Hauts-de-France, Renart le rappelle assez souvent, ont l’espérance de vie la plus basse du pays, les taux de cancer les plus hauts, et subissent des niveaux de pollution de l’air qui battent des records. La faute à l’industrie bien sûr, mais aussi aux trafics automobile et maritime, ces nuisances ultra-subventionnées qu’il faut défendre à tout prix.
Il faudrait faire le point sur les pollutions au lithium causées par les batteries électriques, et sur les conditions d’exploitation des travailleurs chinois, notamment des enfants, dans les mines de métaux rares. Amnesty International a publié un rapport sur le sujet en mars 2019.
Voiture électrique ou non, l’usure des pneus reste la même sur le bitume, balançant dans l’atmosphère leurs microparticules de gomme et les nanotubes de carbone qu’on retrouve déjà dans les poumons des enfants parisiens atteints d’asthme [10]. Ces nanotubes plâtrent nos poumons comme hier l’amiante, relevait la revue médicale Ebiomedicine en 2015. En Allemagne, les pneus rejettent près de 14 000 tonnes de microparticules dans l’atmosphère contre 7 000 pour les moteurs et 7 000 pour les plaquettes de freins. Ces rejets dus à l’abrasion augmentent à mesure que les bagnoles s’alourdissent, en raison notamment des nouvelles batteries électriques. Écolo, la bagnole nucléaire.
Une récente étude suisse montre que 97 % des microparticules de caoutchouc en suspension proviennent de l’usure des pneus, et il s’en serait accumulé 200 000 tonnes dans l’environnement en trente ans chez les seuls Helvètes [11]. On trouve ces bouts de gomme noirâtres le long des routes, dans les ruisseaux, les stations de retraitement des eaux, le fond des océans, et dans la chair des poissons qui les gobent. Le caoutchouc, « naturel » ou dérivé du pétrole, on le respire, on l’ingère, on le tousse, on en meurt. Les salariés de Goodyear à Amiens en savent quelque chose, qui ont poursuivi leur entreprise en justice pour faire reconnaître leurs cancers comme maladies professionnelles. L’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) estime qu’environ un tiers des microplastiques répandu dans l’environnement provient de l’abrasion des pneus, soit deux millions de tonnes par an aux États-Unis qui finiront au fond des océans ou dans nos alvéoles pulmonaires [12]. Même l’OCDE alerte aujourd’hui sur cette pollution massive, rappelant qu’elle ne fait l’objet d’aucune mesure normalisée, ni d’aucune politique de réduction [13]. Ce qui permettrait de savoir de quoi l’on meurt.
Un tiers du pneu se désagrège en roulant. Le reste n’est recyclé qu’au tiers (soit moins de 20 % au total). Le caoutchouc usagé peut repartir d’où il vient, en Afrique ou en Asie. Il peut aussi brûler dans des cimenteries ou des chaufferies, s’intégrer dans du ciment, du bitume ou des huiles industrielles. Mais sa meilleure destination reste les aires de jeux d’enfants, sous la forme de gomme assurant la « sécurité » des turbulents, bien mieux que l’herbe ou la terre qui font des tâches. Dans tous les cas, leurs poumons sont emplâtrés. Au moins les petits Béthunois bénéficient-ils de l’expérience de leurs aînés silicosés traînant leur bouteille d’oxygène jusqu’à Lidl. Ça crée du lien « intergénérationnel », non ?
Aucun respect pour l’outil de travail
Résumons. Le caoutchouc est un matériau si malléable et résistant qu’il permet de bombarder des fascistes, des nazis, des impérialistes japonais, des Béthunoises et des Béthunois. Il empoisonne aussi bien des travailleurs indochinois, des villageois libériens, des ouvriers picards que des enfants parisiens. Sa souplesse permet de gagner des racings de Formule 1 ou d’étanchéifier des charges explosives. Naturellement, le caoutchouc, « tout dépend ce qu’on en fait ». Plus communément, le pneumatique permet d’aller travailler à l’usine de pneumatiques. Il permet à des poids lourds de transporter des pneumatiques, voire d’autres poids lourds, qui serviront à transporter du bitume pour faire rouler les camions de pneumatiques. Il faut bien une voiture pour aller travailler à l’usine de voitures pour payer sa voiture.
Bref. Aujourd’hui aux portes de l’usine de Béthune, l’ambiance est calme malgré l’annonce de la fermeture. Pas de grève, pas de séquestration de cadres, pas de menaces de faire sauter l’usine, pas de saccage de sous-préfecture. À peine une manif devant les grilles. Les avocats travaillent, l’intersyndicale négocie les indemnités de licenciement, le ministère de l’Économie cherche un éventuel repreneur. Des anciens de Metaleurop, Xavier Bertrand et les représentants de salariés saluent le sang-froid des ouvriers et leur respect pour l’outil de travail. Mais pour être respecté faudrait-il être respectable. Ce respect, ni les patrons de Bridgestone ni l’industrie du pneu ne le méritent.
Prendre l’argent, fermer l’usine, organiser la vie sans industrie automobile, voilà un programme qui rendra à chacun sa dignité, du Liberia au Pas-de-Calais. Ceci est notre humble avis, chacun fait ce qu’il veut. Soit on défend l’emploi, soit on défend la vie. Nous, c’est la vie.
Renart