Rien d’important, le 10 mai 1981

lundi 11 avril 2022

Jacques Ellul, fondateur de l’écologie politique en France sinon dans le monde, est professeur de sciences politiques à Bordeaux en 1981 quand il publie dans Le Monde : "Rien d’important" ne s’est passé avec l’élection de François Mitterrand. Les rapports nord-sud resteront inchangés, l’Etat-organisateur intensifiera son emprise sur la vie quotidienne, et il sera répondu à l’enjeu civilisationnel de la "croissance indéfinie", une "analyse anticapitaliste bonne pour 1930". Toute ressemblance avec l’élection présidentielle n’est pas fortuite.

Je n’ai rien écrit pendant ce combat d’ombres que représentait la " campagne présidentielle " entre les " quatre grands ", car aucun ne me semblait aborder les trois problèmes vraiment fondamentaux auxquels notre monde est en proie. Bien sûr, on discutait de questions conjoncturelles comme le chômage et la crise économique, mais de telle façon que l’on est assuré que ni l’un ni l’autre ne pourraient rien y répondre. Et je ne peux qu’attendre et prédire d’amers réveils pour ceux qui délirent d’enthousiasme parce que l’on a changé de président. Le socialisme (lequel ?) au pouvoir me paraît radicalement impuissant à remettre sur pied une société, une civilisation mises en question par ces trois questions de fond :

1) Le rapport Nord-Sud, ou nations développées - nations du tiers-monde, il faudrait une mutation économique interne, une orientation vers une réduction de la consommation, vers une production pour les peuples sous-développés, une aide à leur développement sans contrepartie, pour aider à un démarrage humain et économique de ces peuples. Nous avons eu droit à de vagues généralités, à de brumeuses bonnes intentions ;

Pour un changement radical

2) La croissance exorbitante de l’État-nation-bureaucratique. Ici encore, les socialistes ont benoîtement parlé de régionalisation, de décentralisation. Mais rien de précis, rien de radical. Le président est un jacobin. Il n’y a aucune chance pour que les autonomies régionales soient acquises [1], ni pour une autogestion administrative locale, ni pour la suppression des ministres dirigeant ce qui devrait être des corps autonomes comme la justice et l’Université, ni pour une complète régionalisation économique et fiscale ; au contraire, on annonce (pour résoudre le chômage) deux cent mille fonctionnaires nouveaux, c’est merveilleux pour réduire l’appareil bureaucratique ! On proclame les nationalisations, ce qui en langage clair veut dire étatisation, c’est-à-dire croissance encore de cet organisme fabuleux, de ses corps de techniciens, de contrôleurs, etc. ;

3) La mise en question décisive de notre civilisation par la croissance industrielle indéfinie, avec son accompagnement immanquable de pollution, de déchets, de réduction des entreprises secondaires, d’urbanisation, de production en série, etc. Va-t-on changer ? Rien. Là encore, le plus vague, le plus flou. D’incertaines promesses au sujet du nucléaire ; cependant, on continuera le surrégénérateur (mais on sait que, quand on s’engage dans cette filière, il faut continuer : il y en aura d’autres), et on promet de s’arrêter aux programmes déjà en cours, mais à quel stade ? Et la ferme décision, à cause de la croissance du chômage, de continuer la croissance. C’est ici que tout se décide. Une croissance plus forte, a dit le président. Et c’est la sottise-majeure. Depuis un demi-siècle bientôt, on cherche à faire la prouesse de la croissance plus forte. Il faut bien pour le discours démagogique ; évidemment, aucun président ne sera élu s’il annonce une vie ascétique, une réduction de la consommation, mais une orientation vers la qualité de la vie : parce que la qualité de la vie est rigoureusement contradictoire avec l’accroissement de la production industrielle et l’industrialisation de l’agriculture.

Ainsi rien de fondamental dans les tendances de notre société ne sera modifié. La lutte contre le chômage est la priorité des priorités, je ne sous-estime pas du tout la gravité du problème, je le crois même tellement grave qu’il implique, à mes yeux, un changement radical de toutes les structures et de toutes les conceptions de la société actuelle, dont ni les socialistes ni les communistes n’ont la moindre idée.

Car que nous propose-t-on ? des nationalisations ? des créations d’emplois de fonctionnaire ? ce qui est ridicule. Et puis, disions-nous, la relance de l’économie. Mot magique. Mais selon quelle méthode ? la croissance du pouvoir d’achat ! On croit rêver. Voilà donc reparue la plus vieille recette, déjà appliquée plusieurs fois, exprimant d’ailleurs une pensée tout à fait classique : si les gens ont beaucoup d’argent, ils achètent ; s’ils achètent, il faut produire... C’est merveilleux ! Ça a raté chaque fois. Ça a produit uniquement de l’inflation [2]. Et vous espérez vraiment relancer l’économie en menaçant les grandes entreprises de nationalisation, en augmentant les salaires et en bloquant les prix ?

Et nous ne sommes pas au bout de nos peines. J’ai vu dans les promesses du président d’innombrables contradictions ! Il faut augmenter la croissance. Bien. Cependant, il faudrait réduire la production d’électricité nucléaire. Alors ? augmenter sans consommer plus d’énergie ? Car on sait que les nouvelles sources d’énergies douces ne seront importantes qu’en 1985 au plus tôt. De même, augmenter la croissance... tout en réduisant le nombre d’heures de travail (avant d’avoir largement, énormément automatisé et informatisé les usines ?), tout en augmentant les salaires et en augmentant les charges des entreprises... C’est à rêver.

Dans six mois, il ne subsistera pas grand-chose des promesses électorales, parce que nous n’avons jamais été en présence d’un véritable plan cohérent, pensé, fondé en théorie et correspondant à une nouvelle compréhension des réalités du monde moderne, ce qui, il faut le dire, impliquerait une aventure de toute la société que l’on ne pouvait pas proposer pour se faire élire. Il s’est agi d’un catalogue de mesures disparates, correspondant à une analyse anticapitaliste bonne pour 1930. Rien d’important, vous dis-je, ne s’est passé le 10 mai 1981.

Jacques Ellul, 27 mai 1981.

Notes

[1Je revois sa face convulsée, à la TV en mai 1968, interpellant de Gaulle en hurlant : " Qu’avez-vous fait de l’État ? " L’État, suprême valeur !

[2Il est vrai que l’on a promis qu’il n’y aurait pas d’inflation, mais, une fois épuisées les réserves accumulées par le précédent gouvernement, on n’a pas dit comment on ferait !