Initials Bois Blancs - le renouvellement urbain fut d’abord technologique

lundi 14 mars 2022

En cette période électorale, commentateurs et think tanks nous inondent de spéculations sur la « refondation de la gauche » : ses idées, son électorat-cible, son mode d’organisation. Renart n’a pas cette ambition. Il peut néanmoins témoigner que la plus grande réussite de la gauche lilloise depuis Mauroy, l’ancienne filature Leblan transformée en « incubateur » de start-ups, est aussi son tombeau. Sans regrets.
Le 8 mars au cinéma L’Univers à Lille, les réalisateurs de Derrière les arbres accompagnent leur film, énièmes témoignages d’habitants délogés sans concertation par un programme de « renouvellement urbain ». Ceux-là habitent les Bois-Blancs et témoignent, après le film, qu’ils déguerpissent pour faire place aux « collaborateurs » d’Euratechnologies. Alors qu’on discute de nos « petits problèmes » de logement et de pollutions automobiles dans un petit cinéma de quartier, la « start-up nation » lilloise inaugure sa « Student factory » et son Campus « Wenov », dédié aux flics et militaires de la « cybersécurité ». Nouvelle industrie, nouvelle ville, nouveaux habitants. La logique est inéluctable. Et Renart se rit des refondateurs qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes.

Le film Derrière les arbres débute avec une interview de Martine Aubry pendant la campagne municipale 2021. Depuis le balcon d’Euratechnologies, l’usine de la « tech » lilloise avec ses 5 500 ingénieurs, la maire-candidate considère avec fierté les bâtiments sortis de terre sous ses mandats. Puis son œil dérape sur les tours de l’île des Bois-Blancs : « Il reste un micro-quartier qui pose problème, c’est le quartier des Aviateurs ». La maire de Lille ne saurait mieux résumer son action municipale : depuis la fin du textile, Lilloises et Lillois font partie du « problème », la « solution » vient des CSP+, cadres et chercheurs de la nouvelle économie, débauchés parfois très loin. Au manque d’imagination s’ajoute le mépris.

Le nouveau directeur d’Euratechnologies, par exemple, s’appelle Nicolas Brien. Il est jeune, dynamique, et diplômé de Sciences Po Paris. Il ne fait pas son stage de fin d’études à Carrefour City, comme il est d’usage dans le quartier, mais à la Commission des affaires bancaires du Sénat américain, à Washington. Il trouve ensuite un job dans l’entreprise de télécommunication IHS à New York, avant d’être repéré par Ségolène Royal qui l’embauche dans son cabinet ministériel en 2011. Avant de rejoindre Euratechnologies aux Bois-Blancs, Nicolas est directeur de France Digitale, le principal lobby français des entreprises de la « tech ». Nicolas est le visage de la gauche réellement existante au XXI° siècle, à Lille et en France, et qui suscite le mépris de ses anciens électeurs. Et pour cause...

Pour cause de « mixité sociale », le bailleur social Vilogia, propriétaire des « Aviateurs », entend détruire une partie des 350 logements sociaux pour rebâtir un quartier de 700 logements [1]. Comme le comprend une « Aviatrice » dans le documentaire : « On fait tâche avec Euratechnologies. » Et comme le confirme un ancien enfant des « Aviateurs » après le film : « J’ai compris dès l’inauguration d’Euratechnologies, en 2009, que les Bois-Blancs qu’on a connus, c’était fini. » Nous alertions en 2014 du débarquement d’extraterrestres depuis le cyberespace. Aujourd’hui, ceux qu’on regarde comme des extra-terrestres désormais, ceux que Martine Aubry considère comme un « problème », ce sont les habitants historiques. Les anciens des usines textile qui firent la glorieuse et terrible richesse lilloise.

Le langage usuel du quartier n’est plus le même. Chés gins, i n’caus’t pas « accélération business » et « numérique inclusif » entre « speakers » à l’occasion d’un « workshop » sur la meilleure « labour factory ». I ravissent de loin tous chés empaffés d’IBM, Capgemini ou Microsoft, des centres de recherche militaro comme l’INRIA et le Commissariat à l’énergie atomique [2]. Les 5 500 « collaborateurs » d’Euratechnologies arrivés depuis douze ans travaillent dans la « DeepTech », la « Data », la « Robotique », la « RetailTech », la « FinTech », l’« AgTech ». Les habitats de leur colonie cyber-spatiale ont été labellisées « écoquartier » par l’écologiste Cécile Duflot, quand elle siégeait au Ministère du logement. Parfois même on distingue une structure d’immeuble en bois.

Les extraterrestres s’étendent au delà du quartier

Le storytelling officiel raconte que l’idée d’Euratechnologies est montée au cerveau de Pierre Mauroy en visite à Sofia-Antipolis en 1999 : un « écosystème » propice à l’« Innovation », ce carburant composé d’entreprises, d’universités et de centres de recherche, sans lequel le capital serait chose inerte. Avec 50 millions d’euros d’argent public pour la rénovation de l’ancienne filature, Euratechnologies ouvre ses portes dix ans plus tard. Depuis, le quartier grossit, se gonfle d’immeubles, s’encombre de bagnoles. A la reconversion de la friche Leblan succèdent les plans de promotion immobilière et d’aménagement de transports. Le petit quartier des Bois-Blancs doit passer de 7 000 à 13 000 habitants. Combien si l’on ajoute les projets en cartons des « Rives de la Haute Deûle » ? 20 000 ? 25 000 ?

« L’opération est violente », témoigne Yolande, qui habite les Bois-Blancs depuis vingt ans. Dans la salle de ciné, deux associations sont mobilisées contre les programmes de densification du quartier, programmes qui à la fois tuent la « vie de village » des paisibles Bois-Blancs et multiplient les nuisances (circulation, pollution de l’air, destruction de nature, bruit, etc). « Deul’Air » s’oppose aux projets immobiliers des « Rives de la haute Deûle ». « No LINO » s’oppose devant les juridictions administratives à la construction d’une autoroute qui doit desservir Euratechnologies, Eurasanté (28 000 salariés dont 4 000 chercheurs dans les biotechnologies), et demain Euralimentaire. Cette autoroute n’est pas construite que la Métropole entend déjà ajouter un tramway, dans ce même secteur exactement. Chaque matin, des dizaines de milliers de travailleurs devront être affrétés en toute fluidité dans une fuite en avant aménageuse sans frein.

Remonter à la source de la « métropolisation » : Fermer Euratechnologies

A la suite du film, deux réactions se distinguent chez les habitants confrontés aux opérations en cours aux Bois-Blancs. La première, opposée à la « gentrification », défend les droits des habitants les plus précaires face à leur délogement par des populations aisées. La seconde, disons « écologiste », oppose aux bâtisseurs les limites physiques d’un territoire : l’approvisionnement en eau, la qualité de l’air, les nuisances du BTP, le gaspillage d’énergie. Deux visions parfois convergentes, parfois divergentes, qui remontent à la même source : la création d’une industrie intensive en technologies et en technologues, élaborée il y a vingt ans sans les habitants, concrétisée aujourd’hui contre eux.

L’Enfer vert, publié en 2013 aux éditions L’Échappée par l’auteur de ces lignes, documentait le rôle moteur des élus écologistes dans la « technopolisation » lilloise (excusez le barbarisme). Puis une brochure réclamait la fermeture d’Euratechnologies, et un reportage documentait le débarquement d’extraterrestres aux Bois-Blancs. Les méfaits écologiques et les bouleversements sociaux d’aujourd’hui étaient donc écrits, et d’abord par les auteurs du projet eux-mêmes. Lisons Martine Aubry, au moment du bilan de « Lille, capitale européenne de la culture », en 2005.

« Lille 2004 fonctionnera comme un aimant durable, attirant non seulement des touristes mais aussi des jeunes cadres parisiens, favorisant la relance de l’économie », dont les « locomotives » seront Eurasanté et Euratechnologies [3].

Note aux refondateurs de la gauche : celle qui devait prendre la tête du parti socialiste en avait annoncé la mort. Ses « pôles de compétitivité », ses « locomotives » carburant à l’« Innovation », ont atteint leur vitesse de croisière, et les « cadres parisiens » tant attendus ont colonisé les Bois-Blancs.

Depuis Euratechnologies, tentons cette conclusion. La multiplication des transports, la densification urbaine, la modification sociologique des habitants, bref, la « métropolisation », succèdent au renouvellement technologique de l’économie. C’est parce que les activités textiles de Roubaix et Tourcoing s’industrialisent au milieu du XIX° siècle qu’il faut construire à la hâte des taudis pour loger les ouvriers, des grands boulevards pour relier Lille, et un canal de marchandises pour rejoindre les autres bassins industriels. Idem aujourd’hui avec Euratechnologies et Eurasanté, demain avec Euralimentaire, les usines de voitures électriques et les plateformes logistiques, qui réclament leurs autoroutes, leurs tramways, leur canal à grand gabarit et leur aéroport. Si des industries détruisent et repeuplent des territoires selon leur volonté, gagnons du temps : fermons ces industries.

Tomjo

Notes

[1Dont 40 % de logements prétendument « sociaux », avec les réserves de rigueur concernant cette dénomination fourre-tout.