Le Front lillois de la guerre d’Algérie

lundi 28 mars 2022

Dans les années 1950, Lille compte entre 2 500 et 3 000 Algériens. Des prolétaires évidemment. Ils ont intégré les rangs indépendantistes bien avant les débuts de la guerre en 1954, d’abord aux côtés du leader nationaliste Messali Hadj, avant que le mouvement ne se scinde et que les militants ne soient pris entre deux feux, sinon trois. D’un côté, la police, qui réprime d’une main de fer les militants algériens et leurs soutiens. De l’autre, la lutte entre les partisans du leader historique Messali et ceux du F.L.N., qui tourne, à Lille et dans le bassin minier, au règlement de comptes armé. Enfin, le feu de l’O.A.S. et de ses soutiens politiques chez les industriels du textile roubaisien. Voici un résumé de la guerre d’Algérie vécue sur le sol nordiste.

JPEG - 100.5 kioMessali Hadj (1898-1974), né dans une famille de paysans de Tlemcen en Algérie, adhère en 1927 au premier mouvement nationaliste nord-africain, l’Étoile nord-africaine, créé un an plus tôt à Paris par des travailleurs immigrés. Messali et l’E.N.A. sont d’abord proches du parti communiste français, avant de se rapprocher du milieu anarcho-syndicaliste moins inféodé aux mots d’ordre rédigés par Moscou. Messali se marie d’ailleurs à l’anarchiste Émilie Busquant, fille de mineurs lorrains, qui va concevoir le drapeau national algérien en 1934. Cette année-là, Messali passe dans le Nord implanter son Étoile nord-africaine et comprend la position stratégique de la région : elle sera plus tard la plaque tournante du mouvement pour distribuer les armes et l’argent planqués en Belgique. Entre temps, le Front populaire dissout l’E.N.A. en 1937 et en arrête les membres qui se sont reconstitués en Parti du peuple algérien (P.P.A.).

Après-guerre, le Nord-Pas de Calais est une région de forte immigration algérienne. L’industrie et le charbonnage sont voraces en ouvriers spécialisés, or les jeunes de la région, moins diplômés que la moyenne nationale, sont massivement appelés par les armées en poste au Maghreb – ceux du bassin minier sont surnommés les « régiments de Polonais ». Les patrons ont besoin de bras : ils les trouveront dans la jeunesse d’Algérie.

Le Parti du Peuple Algérien, interdit en 1939, est reconstitué à la libération sous l’appellation de Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (M.T.L.D.). Sentant que les moyens de pression traditionnels comme la grève n’y suffiront pas, le mouvement donne ses premières instructions sur le maniement des armes et fonde sa branche armée et clandestine en 1947 : l’Organisation spéciale. Le 3 octobre 1954, un mois avant le lancement de l’offensive sur le territoire algérien, les nationalistes de la métropole lilloise manifestent contre la mesure d’éloignement de leur leader aux cris de « Libérez Messali ». La police envoie deux personnes à l’hôpital. Les autres sont arrêtés, embarqués dans des bétaillères, puis abandonnés à plusieurs kilomètres de Lille à la nuit tombée, d’où ils doivent revenir à pied.

Premier feu aux colonnes blindées

Le 1er novembre 1954, c’est la Toussaint. Sur le sol algérien, les militaires et policiers français sont de repos. Une partie de l’Organisation spéciale en profite pour lancer les hostilités, sans l’accord des dirigeants regroupés autour de Messali. Ils attaquent les postes de police et de gendarmerie avec des engins incendiaires. « Les terroristes algériens [s’inspirent] des méthodes criminelles des fellaghas tunisiens et des bandits marocains », croit deviner La Voix du Nord qui s’empresse d’ajouter, le lendemain, que « les terroristes ont obéi à un mot d’ordre venu de l’étranger [et que] les hors-la-loi maintiennent une certaine pression ». Comme la majorité de la presse, le quotidien régional défend l’Algérie française et porte le discrédit sur les revendications des indépendantistes.

« L’action des fellaghas ne permet pas de concevoir, en quelque forme que ce soit, une négociation. […] Elle ne peut trouver qu’une formule terminale, la guerre », répond François Mitterrand, ministre de l’Intérieur sous la présidence de René Coty. Le gouvernement envoie les appelés du contingent en renfort. Les arrestations se multiplient en Algérie comme en métropole, et les avions mitraillent les populations et combattants de la région des Aurès. Dans le Nord-Pas de Calais, la police dissout le mouvement messaliste et perquisitionne ses militants. Le 19 novembre 1954, l’éditorialiste de La Voix du nord André Stibio ne laisse aucun doute sur les penchants de son quotidien : « Que [le gouvernement] ne donne pas le coup de semonce nécessaire, cela ne saurait se concevoir plus longtemps. On a entendu à l’Assemblée d’énergiques propos du président du Conseil et du ministre de l’Intérieur [Mendès-France et Mitterrand]. On voudrait que les actes suivent à présent. »

Le 1er mai 1955, la C.G.T. défile dans les rues lilloises. Les travailleurs algériens, qui ne sont pas encore constitués en syndicat autonome, sont évidemment là. Quand la C.G.T. leur demande d’intégrer leur cortège, les immigrés refusent et sortent les drapeaux vert et blanc de l’Algérie indépendante. Pour la flicaille, c’est inacceptable. La manif tourne à la bataille rangée. Pendant trois heures, 1 200 militants algériens saccagent le centre-ville et s’attaquent à la police. Une quinzaine d’agents blessés et 70 arrestations soldent la journée. Parmi eux, le jeune ouvrier du bâtiment Pierre Morain est arrêté à Lille, quelques semaines plus tard, par la Direction de la Surveillance du Territoire, « pour avoir manifesté un mauvais esprit en matière de politique algérienne », notera Albert Camus dans L’Express le 6 novembre 1955. Morain est syndicaliste de la Confédération nationale du Travail, le syndicat anarchiste, et envoyé de Paris par un groupe clandestin de la Fédération anarchiste, en accord avec Messali, pour politiser les ouvriers sur l’Algérie. Pierre Morain est le premier métropolitain incarcéré pour son soutien aux nationalistes algériens.

L’escalade de la violence

Les mineurs algériens du bassin minier de Douai manifestent le 9 octobre 1955. Le mouvement compte ses premiers morts. La Voix du nord, au rapport, relate : « Trois cents Nord-Africains […], hurlant, brandissant des pancartes portant des slogans nationalistes, s’étaient alors engagés au pas de charge dans les artères principales de la ville, quand, d’un premier car de police, descendirent un brigadier et un agent qui tentèrent avec courage, mais vainement, d’arrêter les manifestants fanatisés. » Couteaux, barres de fer, jets de pierre débordent la police qui appelle les gendarmes. Bilan : deux morts et six blessés par balle. Au même moment à Lille, 150 Algériens manifestent aux abords de la gare. Pour une pancarte appelant à une assemblée algérienne souveraine, le commissaire envoie les bleus. 19 arrestations. Le 13 octobre, l’édito de La Voix du nord appuie les propos du ministre des Affaires étrangères, membre du Centre national des indépendants et paysans, l’extrême droite partisane de l’Algérie française : « Nous avons tous présentes à l’esprit les déclarations à la fois si énergiques et réconfortantes par lesquelles, devant l’assemblée générale des Nations Unies, Antoine Pinay a précisé que l’Algérie était et demeurerait française. »

Le 6 février 1956, le socialiste Guy Mollet, président du Conseil, est en déplacement à Alger. Il est reçu à coups de tomates. Face au durcissement de la résistance algérienne, le socialiste double le nombre de militaires sur le territoire algérien et leur octroie, le 12 mars 1956, et avec l’aide des députés communistes, les « pouvoirs spéciaux », c’est-à-dire les pouvoirs de justice – la bride est lâchée, et la pratique de la torture s’engage. La violence monte encore d’un cran. Les travailleurs nationalistes lancent un mot d’ordre de grève pour le 26 mars 1956 contre la répression en Algérie. Le jour dit, dans le quartier lillois de Saint-Sauveur, la plupart des cafés algériens baissent le rideau. Dès 8 heures du matin, les patrouilles embarquent les petits groupes qui se rendent à la manif, et à 10 heures, au point de rendez-vous, il n’y a personne pour manifester. « Une opération menée de main de maître », se réjouit La Voix du nord. 300 arrestations.

Les premiers appelés obtiennent leurs premières permissions à la fin de l’année 1956, et reviennent un temps dans leurs familles. Dans les mouvements de jeunesse chrétienne notamment, les langues se délient et laissent entendre les actes de torture perpétrés en Algérie.

Le 7 janvier 1957 à Alger, le Général Massu se voit confier tous les pouvoirs de police. L’ambiance se corse. À quelques jours d’un nouveau débat à l’O.N.U. sur l’indépendance de l’Algérie, Messali dénonce auprès des dignitaires internationaux l’utilisation du napalm par l’armée française. Le Mouvement Nationaliste Algérien (M.N.A) de Messali, qui a pris la suite du M.T.L.D., et le F.L.N. préparent une grève de chaque côté de la Méditerranée pour le 28 janvier. À Lille, près de 80 % des algériens arrêtent le travail. Deux rassemblements – l’un sur l’avenue du Peuple belge dans le Vieux-Lille, et l’autre aux abords du marché de Wazemmes – comptent se rejoindre devant la préfecture mais la police les en empêche. On entend des coups de feu rue d’Angleterre, dans le Vieux-Lille, tirés par un policier qui repousse les manifestants. La police fait entre 400 et 500 arrestations.

La guerre des cafés

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La concurrence entre partisans du vieux Messali Hadj et ceux du F.L.N. prend une tournure militaire entre groupes de choc respectifs. L’été 1957 est particulièrement meurtrier. Le 12 juillet à Roubaix, Ahmed Benali prend trois balles. Le 15 juillet à Jeumont, « deux Nord-Africains armés de revolvers attaquèrent deux de leurs frères de race » relate La Voix du nord. Le 4 août, deux bandes rivales du M.N.A. et du F.L.N. échangent des tirs rue de Condé, dans le quartier Moulins à Lille. Ils seront condamnés aux travaux forcés à perpétuité. Le 26 août, cinq militants du M.N.A. incendient un café situé dans un bout de la rue Saint-Sauveur aujourd’hui disparu. Deux morts. Une semaine plus tôt, le gérant avait séquestré et ligoté dans sa cave huit militants du M.N.A. Le 19 octobre, trois autres militants du M.N.A. sont retrouvés morts dans la forêt de Nieppe.

Le 20 octobre 1957, une fusillade devant un café de la rue de Tournai, à Lille, fait deux morts : un Algérien de Roubaix et un passant de quinze ans. Les commerçants de la rue interpellent les autorités : « Depuis quatre mois des attentats, des fusillades répétées n’ont pas fait moins de dix morts, dont hier encore une jeune victime innocente. […] Dans ces conditions, les commerçants et habitants de la rue de Tournai réclament des services publics une surveillance accrue des milieux nord-africains et tout particulièrement le contrôle des individus notoirement sans emploi ni moyens légaux d’existence. » La Voix du Nord savoure et espère que leur demande « trouvera une satisfaction immédiate par l’épuration totale des éléments douteux du quartier. » Le célèbre quotidien nordiste, paraît-il issu de la résistance, n’a pas peur des mots. Il aura satisfaction à la fin des années 1960 quand le quartier Saint-Sauveur, surnommé la « Medina » de Lille, sera « réhabilité ». Les taudis et les petites rues populeuses laisseront la place à de larges avenues routières, des grands ensembles fonctionnels et des bâtiments administratifs. La zone sera « épurée ».

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Messali au cimétière de Lille-sud en 1959

Un an plus tard, à la rentrée 1958, l’histoire s’accélère. Le généralissime s’est taillé une République à la mesure de son costume. Les attentats se multiplient dans toute la France. Le 15 septembre, le ministre de l’information Jacques Soustelle, fameux ethnologue et partisan de l’Algérie française, échappe de peu à un attentat place de l’Étoile à Paris. Mais dans le Nord, les nationalistes s’embourbent. Le 4 octobre 1959, Messali est au cimetière de Lille sud pour enterrer un de ses gardes du corps tué par le F.L.N. Les 27, 28 et 29 octobre, l’Union syndicale des travailleurs algériens (U.S.T.A.), fondée par des membres du M.N.A. passés par la III° Internationale, règle ses comptes, lors de son congrès national qui se tient à la salle des fêtes de Fives. L’U.S.T.A. s’en prend à sa concurrente de l’U.G.T.A., le syndicat proche du FLN et du Parti communiste algérien, dont elle dénonce les alignements internationaux. M. Bensid, le secrétaire général, s’en prend « aux prétentions ambitieuses des apprentis dictateurs du Caire et de Tunis qui se posent en représentants uniques des intérêts algériens ». Auguste Lecoeur, l’ancien maire de Lens et dissident du parti stalinien, salue les membres de l’U.S.T.A. qu’il considère comme les « seuls représentants authentiques de la classe ouvrière algérienne ». Le dernier jour du congrès, Messali annonce que « dans l’Algérie meurtrie, appauvrie, ignorante, l’U.S.T.A. aura en effet une tâche écrasante : élever la conscience du prolétariat au niveau des nécessités de la technique moderne et du planisme. » Ce qui sera fait par le gouvernement militaro-planiste du F.LN après l’indépendance.

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La guerre fratricide entre partisans du M.N.A. et du F.L.N. aura fait 4 000 morts en France et plus de 600 dans le Nord-Pas de Calais, région qui sera restée majoritairement messaliste.

La riposte des milieux textiles

Le 23 avril 1961, trois mois après un référendum sur l’autodétermination approuvé à 75 %, une bande de généraux factieux emmenés par le général Raoul Salan, ancien de l’Indochine, échoue dans sa tentative de putsch à Alger. Ils créent l’Organisation armée secrète. L’O.A.S. Le 7 janvier 1962, les bureaux de la fédération du Nord du Parti communiste, déjà rue Inkermann à Lille, essuient des coups de feu tirés depuis la voiture d’un adjudant proche de l’O.A.S. Huit jours plus tard, c’est la Maison des étudiants et les locaux de l’U.N.E.F. qui sont visés par une bombe. Le lendemain, 4 000 manifestants défilent dans les rues lilloises contre ces violences d’extrême droite. Le soir du 28 mars 1962, les locaux de la librairie La Renaissance et la rédaction lilloise du quotidien communiste Liberté, situés au 24 rue de Tournai, sont plastiqués. Au même moment, une autre bombe éclate rue Paul Lafargue à Wazemmes dans un bâtiment occupé par des algériens. Face à la violence de l’O.A.S., les comités antifascistes se multiplient dans les usines et les facultés.

Les journalistes de Liberté enquêtent sur les réseaux O.A.S. de la région. On retrouve selon eux des militaires, quelques « pieds noirs » embauchés par la police, mais surtout, pensent-ils, des industriels : « Les sympathies du patronat textile pour l’O.A.S. sont connues, avance le quotidien communiste, les seigneurs roubaisiens de la laine ont investi des capitaux en Algérie. Objectif : utiliser une main d’œuvre extrêmement bon marché, fabriquer une ’’camelote’’ à bas prix de revient et facile à ’’bazarder’’ sur le marché local ». Difficile d’affirmer une filiation largement partagée par le patronat nordiste avec l’O.A.S., les futurs accords d’Evian lui permettra de garder la main mise sur le marché algérien.

Néanmoins, les bancs de l’Assemblée nationale comptent deux députés nordistes, venus des grandes familles du textile roubaisien, pour défendre l’Algérie française. Léon Delbecque, proche de Jacques Soustelle et du général Massu, est le directeur d’un peignage appartenant à Alfred Motte. Il avait rejoint le groupe « Unité de la République » suite au référendum d’autodétermination. L’industriel Bertrand Motte, membre de la grande famille roubaisienne, président d’AGFA et d’entreprises textile, député de Lille sous l’étiquette « indépendant - paysan », plaide « contre la levée de l’immunité parlementaire du fasciste Le Pen » note Liberté en janvier 1962. Il vote même « l’amendement Salan » qui prévoit de reconstituer les « Unités territoriales » responsables, deux ans plus tôt, de la « semaine des barricades » emmenée par les plus farouches défenseurs de l’Algérie française. Le tout sans jamais condamner les attentats de l’O.A.S.

La violence de ces « ultras » de l’Algérie française continueront après le cessez-le-feu du 18 mars et jusqu’à la veille de l’indépendance le 3 juillet 1962. Ses dirigeants seront amnistiés et libérés par de Gaulle suite aux évènements de mai 1968 et de son entretien avec Massu à Baden Baden.

Tomjo, article paru en 2012 dans le journal La Brique, revu et augmenté en 2022.
Dessins : Tarik Feham

Notes
Sur l’histoire régionale, vous pouvez lire Le mouvement nationaliste algérien dans le nord (1947-1957), Fidaou el Dzaïr de Jean-René Genty, L’Harmattan, 2008. Ou encore le témoignage Mon père ce terroriste de Lakhdar Belaïd, éd. Seuil, 2008.