SCUM Manifesto au Théâtre du nord

lundi 3 février 2020

Notre époque est-elle tordue ? Le directeur du Théâtre du Nord réhabilite pendant quinze jours Valerie Solanas, l’auteure du manifeste transhumaniste, eugéniste et « féministe » SCUM Manifesto. Il met en scène La Faculté des rêves, le roman de Sara Stridsberg, membre du comité Nobel de littérature. Comment diable les plus hautes autorités culturelles parviennent à réhabiliter un Manifeste aussi indigne ? Par une entourloupe qui consiste à faire passer un délire criminel pour un féminisme d’avant-garde. Voilà ce que les spectateurs ne sauront pas en allant voir la dernière mise en scène de Christophe Rauck.

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Une « icône féministe dans l’Amérique des années 60 », une « artiste sans concessions » qui « donna une voix à la colère des femmes », estime le metteur en scène Christophe Rauck, qui présente du 15 au 30 janvier La Faculté des rêves dans son Théâtre du Nord à Lille. « Des pensées gratte-ciel » et des « revendications belles et démentielles » pour Sara Stridsberg, auteure en 2011 d’une « fantaisie littéraire s’appuyant sur la vie et l’œuvre de l’Américaine ». « Une des voix les plus radicales du féminisme », selon France Culture [1], et même une « icône féministe radicale » selon La Voix du Nord [2]. Notre époque réclamerait de réhabiliter la « chercheuse », l’« artiste » et la « révolutionnaire » que le patriarcat aurait passé sous silence. Problème : elle n’est rien de tout cela. Son « œuvre » tire plutôt vers la démence eugéniste, celle du siècle passé et de celui en cours.

Silence complice autour du SCUM Manifesto

Rauck, Stridsberg, mais aussi France Culture, sont des professionnels des mots. Tous ont lu ce SCUM Manifesto, écrit en 1967 par Valerie Solanas, mais en évitent soigneusement le contenu [3]. Ils préfèrent romancer la vie d’errance de son auteure qui tira trois balles dans le ventre d’Andy Warhol en 1968 à New York. Victime de délires paranoïaques, Solanas pensait que le directeur de La Factory, lieu d’expérimentations du pop-art, lui avait volé sa pièce de théâtre Up your ass. Il est plus probable qu’il s’en foutait, plus obnubilé par son art à la gloire de la société de consommation, à gérer sa fortune et son image, et à se défoncer au Champagne et aux amphétamines avec les freaks du quartier.

Sans cette tentative d’assassinat, le SCUM Manifesto de Solanas n’aurait jamais existé publiquement. C’eut été mieux ainsi, tant il condense théories fumeuses, transhumanisme délirant, féminisme revanchard et, il faut bien le dire, criminel. Chacune des entreprises de réhabilitation actuelle s’en sort donc en laissant planer le doute sur le sérieux de SCUM Manifesto. Ce ne serait qu’une provocation, du Xème degré, une satire « pour faire réagir », voire une dystopie propre à révéler la misère sexuelle, affective et politique des femmes américaines des années 60. Sauf que Solanas s’est défendue d’avoir effectué un travail de littérature, un simple « jeu ». Son intention était bien « sérieuse [4] ». Alors prenons-la aux mots. Et révélons l’arnaque perpétrée par Rauck, Stridsberg et autres radios d’État.

La pureté originelle de la Femme

Dans un décor minimaliste, La Faculté des rêves aligne les clichés de l’académisme contemporain : écran, vidéo, néons, fumée. Christophe Rauck livre un personnage de Solanas en éternelle victime, poussant le spectateur à être en empathie avec elle. Rauck prépare d’autant mieux son public à la suivre intellectuellement qu’il escamote les propos de son manifeste SCUM (comme Society for cutting up men, Société pour couper les hommes).

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Selon Christophe Rauck et d’autres hagiographes, Solanas serait une chercheuse en psychologie. Certes elle a traîné dans quelques labos et obtenu un diplôme universitaire, mais le qualificatif de chercheuse est abusif. Surtout quand on lit ce genre d’ineptie scientifique dans son Manifeste : « Le mâle est un accident biologique ; le gène Y (mâle) n’est qu’un gène X (femelle) incomplet, une série incomplète de chromosomes. [...] La virilité est une déficience organique. » Le mâle, « bavure sans conséquence », ne connaîtrait ainsi pas « l’autosuffisance mentale, la complétude. » Il serait en tout point le négatif de la femme.

Au contraire de l’homme, la femme se définit donc par sa constitution biologique parfaite, complète. De cette perfection biologique découle une essence, une aspiration à mettre en œuvre sa complétude. Pour ne pas dire sa pureté. Le problème, le seul problème à sa pleine réalisation d’être humain XX, c’est l’être humain XY. Dont le bout de chromosome en moins signe le Mal absolu, ses incapacités définitives (intellectuelles, affectives, etc.), son aspiration à violer chaque femme, y compris et d’abord ses filles, et sa violence congénitale. La femelle et le mâle ne sont que femelle et mâle déterminés par leur génome. La conséquence est logique : femmes, exterminons l’homme et nous retrouverons notre pureté de femme ! Notre nature biologique ! Nous pourrons enfin exprimer « tout ce qui caractérise en fait les femmes, la force de caractère et l’indépendance affective, l’énergie, le dynamisme, l’esprit d’initiative, l’aisance, l’objectivité, l’assurance, le courage, l’intégrité, la vitalité, l’intensité, la profondeur, le sens de la rigolade ». L’impureté masculine éradiquée, rien n’entravera plus notre jouissance ! « Les agissements de SCUM seront criminels. Il ne s’agira pas de simple désobéissance civile. » Et « à toutes celles qui ont un brin de civisme, le sens des responsabilités et celui de la rigolade, il ne reste[ra] qu’à […] supprimer le sexe masculin. » Est-ce un appel à un crime de masse ? Nous sommes bien obligés de la croire puisque sa Société pour la suppression des hommes est un projet « sérieux ».

Un projet eugéniste

Le manifeste SCUM entend retrouver la pureté de la race humaine, et supprimer les éléments dégénérés : « Quand le contrôle génétique sera possible - et il le sera bientôt - il est évident que nous ne devrons produire que des êtres complets, sans défauts physiques ni déficiences générales telles que la masculinité », défend Solanas, qui n’a pas peur des mots, même ceux que l’histoire avait relégués pour un temps. Est-ce ceux-là que Christophe Rauck aime tant ? De même que celle des hommes, « la production délibérée d’aveugles serait parfaitement immorale. » Le spectacle de Rauck ne dit rien du projet solanien d’éradication des handicapés physiques et mentaux. Il avait pourtant deux heures pour nous en parler. Et on lui a quand même chacun donné 25 euros. C’eut été la moindre des choses.

« Si les hommes étaient raisonnables, ils chercheraient à se changer carrément en femmes, mèneraient des recherches biologiques intensives qui permettraient, au moyen d’opérations sur le cerveau et le système nerveux, de transformer les hommes en femmes, corps et esprit », continue Solanas. Le mieux reste de prendre le mal à la racine, avant fécondation. Grâce à la reproduction artificielle, on pourra empêcher toute naissance d’hommes : « La question de savoir s’il faudra continuer à utiliser les femmes pour la reproduction ou si celle-ci se fera en laboratoire est encore un faux problème. […] La réponse c’est les laboratoires de reproduction », prétend l’égérie des plus hautes autorités culturelles de notre époque. « Le cours naturel des événements, de l’évolution sociale, aboutira au contrôle total des femmes sur le monde. Il s’ensuit qu’elles cesseront de reproduire des hommes et pour finir elles cesseront de reproduire des femmes. » Les femmes de SCUM, l’avant-garde de l’humanité, sont d’ailleurs « plutôt cérébrales et tout près d’être asexuées », et même « anti-baise », comme leurs copines puritaines des ligues de vertu. On se demande quelle « fantaisie » Christophe Rauck trouve à Solanas.

Vaincre la mort

Cette reproduction artificielle de l’humain ne produira que des êtres parfaits, exempts de défauts physiques et moraux. Puisque les femmes seront pures et complètes, entièrement « saines », que leur puissance potentielle est sans limite, il n’y aura aucune raison d’accepter la maladie et la mort : « Toutes les maladies sont guérissables, et le vieillissement et la mort sont dus à la maladie. Il est donc possible de ne jamais vieillir et de vivre éternellement. En fait, les problèmes de la vieillesse et de la mort pourraient être résolus d’ici quelques années si la science y mettait le paquet. Cette éventualité n’aura cependant pas lieu dans un monde régi par les hommes. » C’est au mot près la volonté de Calico, la filiale biotechnologique de Google qui souhaite vaincre le « vieillissement et les maladies associées ». Solanas s’en serait réjouie. Sauf que ces projets d’immortalité sont autant le produit d’hommes que de femmes.

L’Humanité ainsi débarrassée de ses éléments génétiquement déficients épousera la perfection des machines, dans une société entièrement automatisée et régie par ordinateur. Mais, prédit-elle, « les données à utiliser sont si nombreuses qu’il nous faudrait des ordinateurs ultra-rapides pour les relier. L’institution de l’ordinateur sera continuellement retardée dans un système régi par les hommes car ceux-ci ont horreur d’être remplacés par des machines. » Solanas ne s’est pas seulement trompée dans ses prédictions, cela arrive à tous les futurologues de comptoir, elle s’est trompée sur son époque qui voyait la cybernétique triompher. En appeler au génie, à l’artiste maudite, à la chercheuse incomprise, est certes faux, mais on lui reconnaîtra volontiers son transhumanisme d’avant-garde.

L’art d’accompagner le projet transhumaniste

Redevenir pur, sain et complet ; atteindre la perfection génétique contre les déficiences morales et physiques ; défendre l’eugénisme si ce n’est l’extermination de masse... arrêtons- là les clins d’œil historiques bancals. Solanas est de notre époque. Le rehaussement physique, moral, génétique et intellectuel de l’espèce est un réel projet scientifique et politique. Il est porté de la Silicon Valley aux premiers bébés chinois génétiquement modifiés, jusqu’au projet de loi de bioéthique du gouvernement Macron qui ouvre la possibilité des gamètes artificiels et des embryons transgéniques [5]. Le contrôle génétique de l’espèce, de son évolution, n’est pas que le délire d’une auteure « radicale » sortie des poubelles d’Andy Warhol. Il est un lieu commun du biocapitalisme.

L’an dernier, le Théâtre du Nord ouvrait sa saison sur l’immortalité technologique par le mind uploading (téléchargement de la conscience) avec un spectacle de Tiphaine Raffier. Aujourd’hui, ce centre dramatique national, l’équivalent de la Ligue 1 dans la Culture, subventionné par le Ministère de la Culture, réhabilite une auteure transhumaniste. Peut-être la petite bourgeoisie culturelle trouve avec Solanas le moyen d’exprimer ses fantasmes à travers elle, de vivre dans la morve, le crime et les drogues. Mais c’est son problème. Le nôtre est de ne pas laisser prospérer les idées anti-humanistes sous le faux prétexte de la subversion. Les intellectuels ont des responsabilités. Nous venons le rappeler à leurs clients.

Tomjo & Bénédicte Vidaillet

Photo 2 : extrait du trailer de La Faculté des rêves.

Notes

[130 nov. 2019

[24 janv. 2020.

[3À lire sur infokiosques.net.

[4Valerie Solanas : The Defiant Life of the Woman Who Wrote Scum, Breanne Fahs, 2014.

[5Alertez les bébés, piecesetmaindœuvre.com, sept. 2019.