Leçon de blanchiment industriel au Musée de la mine de Lewarde

vendredi 1er juin 2018

Que celui qui n’a jamais visité le Musée de la Mine en classe de collège nous jette la première gaillette. Tous les ans, 150 000 visiteurs viennent y entendre la sublime épopée de la mine, depuis la composition géologique du bassin houiller jusqu’aux progrès de la mécanisation. Et les morts ? Et l’exploitation ? Peau de balle. Ou comment jeter sur les inavouables ravages de l’histoire industrielle le voile chamarré du « progrès » des sciences et techniques.

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Pour notre film Morts à 100% : post-scriptum, nous avions tourné des images au Centre Historique Minier de Lewarde (CHM). Face aux dizaines de bus scolaires garés en file indienne, notre guide résumait ainsi, d’un œil presque pétillant, l’intérêt véritable de son musée : « Les gens arrivent à Lewarde avec l’image d’une région triste. Quand ils repartent, leur regard a complètement changé. C’est une victoire pour nous. » De là à insinuer que ce musée de Lewarde servirait avant tout à masquer le compte macabre de l’histoire de la mine (entre 80 0000 et 120 000 morts de 1945 à 1987), il y a un pas qu’il faut franchir. [1] Sauf erreur de notre part, la seule fois où le musée fit une exposition sur la silicose, c’était en 1987, comme pour accompagner la fermeture des puits en insistant sur la dureté du labeur. Constat qui n’étonnera personne : l’histoire est écrite par les vainqueurs.

Qu’est-ce qui pourra sauver l’amour ?

Dans les années 80, déjà, alors que les mineurs marocains se battaient pour la reconnaissance de leur statut, une exposition titrait : « Le charbon, une aventure de 345 millions d’années ». C’est un tour de force révisionniste que parvient à réaliser Lewarde. L’extraction minière n’y est pas présentée comme une industrie nuisible à tout point de vue, sanitaire ou écologique – qu’on pense à la silicose ou à la fonte de la banquise –, mais comme l’incarnation du progrès. Pour ne citer qu’un exemple, le CHM retrace en ce moment l’Exposition universelle de Paris de 1900, où une galerie de mine était entièrement reconstituée et présentée comme un « ensemble architectural et technologique », à des fins de propagande internationale.

Passons sur l’exposition « Super Mineurs » conçue l’an dernier par des dessinateurs de Disney et Pixar. Une autre exposition temporaire du CHM est révélatrice de ses intentions : « Coup de foudre, la merveilleuse histoire de l’électricité », ou l’ineffable « histoire d’amour » entre la société française et l’énergie électrique (aux trois quarts d’origine nucléaire en France). « Un amour exaltant d’inventivité », paraît-il, dans lequel « il a d’abord fallu apprendre à se découvrir et à s’apprivoiser pour mieux s’émerveiller. » Les veuves et descendants de silicosés apprécieront. Et pour preuve de notre « électro mania » supposée, une enfilade d’objets électriques jalonnant les trois derniers siècles de nos sociétés industrielles.

La science ennemie de l’humain ?

Pour reconstituer l’histoire de ce musée, nous avons lu le mémoire de fin d’études de Fabien Desage. Les débats auxquels a donné lieu le choix d’un nom pour le musée sont révélateurs.[2]. Les Houillères voulaient un « Centre de culture scientifique et technique des industries minières », là où la CGT préférait un « Centre de culture scientifique, technique et humaine [nous soulignons] de la mine et de l’énergie ». Tout le problème est là : introduire le « facteur » humain dans le musée, c’est encourir le risque d’une mémoire aussi peu reluisante que celle de la silicose et des « catastrophes ». Comme la Chambre de commerce l’annonçait sans faux-semblant à la fin des années 1970, si une histoire humaine de la mine venait à être produite, « le monde économique serait en droit de se désintéresser du [musée] ou même d’en craindre certaines conséquences. » Va donc pour les seules sciences et techniques.

Dès les débuts du musée, les Houillères, la Région et la Chambre de Commerce n’avaient pas fait mystère de leurs attentes. Ce musée devait servir à « conserver trace des techniques de fabrication anciennes et à en reconstituer l’évolution dans l’intérêt même du progrès technologique. » Un musée de la mine élaboré sous un angle strictement technique ferait « adopter à l’opinion publique une attitude plus constructive vis-à-vis de sa machine économique, et en particulier de ses grandes entreprises industrielles. Ceci permettrait aussi de mieux faire comprendre et accepter au public les grands desseins inévitablement très coûteux qui s’imposent à la recherche scientifique et technique d’aujourd’hui. » La mise en spectacle des techniques du passé vient ainsi fournir la justification culturelle aux investissements technologiques des entrepreneurs.

« Ce musée, ce n’est pas pour enterrer le bassin minier, mais au contraire pour magnifier ce passé exemplaire sur lequel il faut s’appuyer pour bâtir demain », dira le Président du Conseil régional de l’époque, le socialiste Noël Josephe. Gérard Noiriel, cité dans le mémoire évoqué plus haut, ne disait pas autre chose : « La nostalgie du passé n’est pas contradictoire mais complémentaire du discours sur la modernisation. »

Musée d’histoire patronal(e)

Le musée est une production des Houillères, les patrons de la mine, autrement dit l’État. Dès les années 1960, l’idée germa de créer un musée qui servirait d’abord de lieu de stockage de leurs bijoux de famille. C’est en 1973 que les Houillères décidèrent de patrimonialiser leurs machines, chevalements et bureaux. Au fur et à mesure que la fermeture des mines se concrétisait, la construction d’un musée permettait d’y faire consentir la région et les mineurs eux-mêmes.
Aucune association, aucun habitant ou syndicaliste n’est convié à la création du musée en 1982. Comme le précise Fabien Desage, seules sont représentées la préfecture, les collectivités locales et les Houillères. Par ailleurs, l’époque est à la mode des musées de culture scientifique, technique et industrielle, le parangon en la matière étant bien sûr la Cité des sciences et de l’industrie, qui ouvre deux ans après Lewarde. D’où cette tendance à l’anti-écomusée, malgré la reconstitution ultérieure d’intérieurs d’habitations ou d’estaminets.

Un musée de la torture minière ?

Nous avons déjà évoqué cette exposition de 1987 sur la silicose. Cette exposition orchestrée par un médecin des mines se garda bien de mettre au jour les difficultés des mineurs à faire reconnaître leur silicose. En matière de torture, les Pays-Bas, quant à eux, n’ont pas fait les choses à moitié : il existe à Amsterdam un Musée de la torture médiévale, lequel donne à voir les ingénieux procédés de l’Inquisition pour brûler, guillotiner, garrotter ou écarteler les hérétiques et les sorcières. Et si Lewarde en était une sorte d’avatar du XX° siècle ? Un musée des instruments de torture permettant de brûler, étouffer, écraser les mineurs ? Comme le concédait le maire de Lewarde en 1998 à propos de la mine, « Les anciens mineurs qui terminaient leur carrière silicosés, il fallait plus leur en parler. » À quand un musée des maladies professionnelles de la mine ? On peut imaginer que ces anciens mineurs ne se priveraient pas de venir témoigner. La mémoire industrielle ne serait ainsi plus seulement celle des vainqueurs.

Initialement paru dans la revue Hors-sol, juin 2018

Illustration : André Fourgeron, Les juges, le Pays des mines, Huile sur toile, 130 x 195 cm, 1950.

Notes
1. « La silicose comme maladie professionnelle transnationale », Paul-André Rosental, Revue française des affaires sociales, 2008.
2. Le Centre historique minier de Lewarde : ressorts et enjeux d’un lieu de mémoire en Bassin minier, IEP de Lille, 1998.