De retour du Musée de la mine avec François Jarrige

samedi 2 juin 2018

Sortant du Musée de la mine à Lewarde et de celui des missiles V2 à Saint-Omer, nous avons demandé à un historien des sciences ce qu’il pense de cette muséographie dite "scientifique et technique". Pour savoir si cette façon de considérer l’Histoire a une histoire, justement. Les amateurs de culture scientifique et de patrimoine industriel doivent lire ce qui suit.

François Jarrige a publié plusieurs ouvrages qui remettent en cause la vision dominante d’une histoire du Progrès associé à celui des sciences et techniques, notamment Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences (La Découverte, 2014), ou récemment (avec Thomas Le Roux), La contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel (Le Seuil, 2017). À le lire, on voit que cette histoire n’a jamais été un long fleuve tranquille, mais est émaillée de contestations : des métiers à tisser ou des chemins de fer au XIX°, du génie génétique ou de l’électro-nucléaire au XX°.

Présentant l’Histoire comme suivant un cours implacable, linéaire, à laquelle est attribué un « sens », les idéologues de ce « Progrès » parviennent à déconsidérer par avance leurs adversaires. Quand bien même leur conception de l’histoire nous pousse vers l’abîme écologique, elle renvoie, par définition, toute critique dans les marais boueux de la Réaction. Faire tomber ce château de cartes conceptuel, c’est reprendre possession de notre avenir.

H.-S. : Un discours de promotion des robots convoque la mythologie. Depuis le Golem jusqu’aux mangas, de Vaucanson à la science-fiction, les robots ne seraient qu’un vieux rêve humain, quasi « naturel ». N’y aurait-il donc pas lieu de s’émouvoir de leur arrivée ?

Cette façon de justifier et naturaliser le changement technique en l’inscrivant dans une longue suite de découverte est ancienne. Elle remonte au moins aux débuts de l’ère industrielle. Le discours technophile contemporain est marqué par un paradoxe : il ne cesse de célébrer les révolutions technologiques et les nouveautés tout en expliquant, à chaque fois que surgissent des objections, qu’il s’agit de prolongements de trajectoires anciennes contre lesquelles il serait donc vain de protester. Les bouleversements techniques contemporains sont présentés tour à tour comme radicalement neufs, ou comme la poursuite d’anciennes découvertes. Les OGM ne seraient que la poursuite de l’antique sélection paysanne, et les nanotechnologies l’approfondissement de la science des matériaux. Ce type de rhétorique se retrouve désormais partout, qu’il s’agisse des biotechnologies, de la robotique, ou du « numérique ». Celui-ci est ainsi célébré comme une rupture ou une « disruption » radicale, et comme la suite logique des révolutions médiatiques depuis Gutenberg. Ce double discours possède une fonction socio-politique évidente. D’un côté, l’insistance sur la nouveauté sert à stimuler l’intérêt de l’opinion et des pouvoirs publics pour récolter des financements. De l’autre, la mise en avant des continuités sert à faire taire les opposants en montrant que leurs protestations sont vaines puisque le processus serait comme inscrit dans le sens naturel de l’histoire.

Mais l’histoire n’a pas de sens, il existe toujours une multitude de possibles et de choix.

La question des robots illustre parfaitement cette stratégie. La robotique est soit présentée comme une rupture radicale, soit comme la poursuite du vieux rêve automate. Le néologisme « robot » apparaît justement au début du XXe siècle dans la littérature de science-fiction alors que s’imposaient le taylorisme et l’automatisation industrielle. C’est le tchèque Karel Čapek qui invente le mot en 1920 – à partir d’un terme slave signifiant « corvée » ou « esclavage ». Dans sa pièce de théâtre R.U.R, il mettait en scène des machines à l’apparence humaine qui se révoltent et finissent par détruire l’humanité. Puis ce sont les célèbres romans d’Isaac Asimov qui popularisent le mot après 1945. Sa série sur les robots est portée par la modernisation accélérée de l’époque de la guerre froide. Les années 1970 voient la réactivation – dans un contexte de forte conflictualité sociale, de crise énergétique, et d’émergence d’un chômage de masse – de cette utopie industrielle née au XIXe siècle. La robotisation des années 1970 peut être interprétée comme l’association entre le vieux projet rationnalisateur du capitalisme industriel et le nouveau langage de la science-fiction.

D’ailleurs, Asimov préface en 1980 le premier traité consacré à la robotique industrielle publié aux États-Unis par Joseph F. Engelbergern, l’un des « pères » du domaine. Les premiers robots réellement automatiques sont commercialisés aux États-Unis puis au Japon et en Europe dans les années 1970. Ils servent à assembler, souder, riveter, et permettent d’importants gains de productivité. Les dérivés comme « robotique » et « robotisation » se diffusent ensuite dans les années 1980 lorsque le mot quitte la sphère des imaginaires futuristes pour entrer dans les usines, notamment dans l’industrie automobile. Les communicants de l’industrie adoptent alors le terme « Robotisation » à la place des mots jugés périmés de « machinisme » ou « d’automatisation », même s’il s’agit de la même recherche de productivité par des agents mécaniques. Aujourd’hui, la robotique devient un phénomène massif. Dans tous les domaines, les promesses robotiques prolifèrent, qu’il s’agisse de l’agriculture ou de la médecine, annonçant des bouleversements sans précédent. Lors du dernier salon de l’agriculture à Paris, de nombreux robots étaient présentés comme des réponses aux enjeux environnementaux. Un robot pour désherber les vignes est par exemple censé réduire l’utilisation des intrants chimiques. Face à la crise écologique, au lieu d’imaginer une certaine redensification en travail humain pour résorber le chômage de masse, on mise sur l’automatisation généralisée qui ouvre de nouveaux marchés pour les start up et les industriels.

L’imposition du robot est donc bien idéologique. N’y a-t-il jamais eu de luttes contre l’arrivée des robots, mettant à mal la thèse de l’inéluctabilité ?

L’historien et sociologue David Noble a très bien étudié ce qu’il appelait les « Délires robotiques, ou l’Histoire non automatique de l’automatisation » (David Noble, Le progrès sans le peuple. Ce que les nouvelles technologies font au travail, Marseille, Agone, 2016). Il a montré tout ce que la robotique industrielle, alors même qu’elle n’en était qu’à ses débuts, devait à l’obsession de la surveillance et du contrôle, à des pulsions irrationnelles et enthousiastes à mille lieux des considérations économiques généralement avancées pour la justifier. Loin d’une trajectoire implacable et irrésistible, l’automatisation est le produit d’un projet politique et de luttes entre des groupes et des imaginaires concurrents. La culture des ingénieurs et leur enthousiasme systématique en faveur des machines, malgré leur faible rentabilité, les pousse à développer les trajectoires les plus high Tech et futuristes, indépendamment de leur impact ou de leur efficacité réelle. Dans les années 1970, la robotique a ainsi été promue et construite pour conquérir des positions sur les marchés mondiaux, freiner la crise et la désindustrialisation dans les pays du Nord, domestiquer une main-d’œuvre jugée trop turbulente après les grandes grèves de 1968. Elle a été accompagnée d’une habile mise en scène promotionnelle ; comme elle continue de l’être aujourd’hui. Elle a aussi été soutenue par des institutions comme la Fédération internationale de la robotique créée en 1987 afin de promouvoir la robotique, décrite comme un instrument servant « le bien-être et une croissance économique saine en augmentant le niveau de vie de la nation ». Aujourd’hui, il existe des armées de sociologues dont le travail consiste à accompagner les robots partout où c’est possible, dans les écoles ou les maisons de retraite. Des spécialistes « d’automatisation sociale » s’efforcent d’adapter les sociétés pour accueillir ces nouveaux êtres.

S’il existe indéniablement un projet d’automatisation très ancien, ça n’empêche qu’entre le Golem de la mythologie juive, les automates de Vaucanson au XVIIIe siècle, et les robots industriels actuels, les différences l’emportent largement sur les continuités. Sous l’Ancien régime il s’agissait surtout de produire du spectaculaire ou de démontrer le pouvoir des puissants. D’ailleurs les tisseurs lyonnais protestèrent et firent échouer les métiers automatiques de Vaucanson. C’est à partir du XIXe siècle que les automates mécaniques visent à accroître les profits grâce à une production en continu qui ne serait plus soumise aux risques introduits par les ouvriers de chair et d’os. Aujourd’hui, les nouvelles vagues d’automatisation robotique s’inscrivent dans un contexte inédit car elles ont lieu dans une compétition économique forcenée, marqué par un recul des droits sociaux et des organisations de travailleurs.

Au cours de la longue histoire de l’automatisation, il a par ailleurs existé de nombreuses luttes sociales autour du changement technique, souvent oubliées ou passées sous silence. Sans remonter aux émeutes ouvrières du début XIXe siècle qui s’en prenaient aux premières mécaniques industrielles, on peut rappeler qu’entre avril et décembre 1908 par exemple, il y eut une longue grève des ouvriers tisseurs d’Hazebrouck, dans le Nord, alors qu’un industriel s’apprêtait à introduire de nouveaux métiers à tisser automatiques importés des États-Unis. À la veille de la première guerre mondiale, les ouvriers de Renault s’opposaient à l’arrivée du taylorisme, et quoique jugés illégitimes par les syndicats eux-mêmes, de nombreux ouvriers ont dénoncé au cours du XXe siècle l’introduction de nouvelles méthodes automatiques de travail qui accentuaient les cadences et le contrôle.

Ces travailleurs ne s’en prenaient pas à la raison, ou au progrès, ces fétiches abstraits, ils dénonçaient des rapports d’exploitation qui étaient intégrés aux machines elles-mêmes.

L’histoire est vue comme « linéaire » et « progressiste ». Selon ces sociologues pour qui l’Histoire est faite par les inventeurs, l’histoire humaine semble se résumer à ses découvertes. En quoi est-ce une justification du présent ? Différentes conceptions de l’histoire ne s’opposent-elles pas ? De quand date ce « réductionnisme » ?

Il faut distinguer l’histoire des historiens, qui ont largement abandonné le récit évolutionniste et linéaire d’un progrès continu, de l’histoire officielle qui est instrumentalisée pour justifier notre présent. De plus en plus de travaux, nourris des lectures de Walter Benjamin notamment, insistent sur les discontinuités plus que sur les continuités, sur la façon dont l’évolutionnisme a été construit par les vainqueurs à chaque époque pour enfouir les récits des vaincus, naturaliser un ordre socio-politique en empêchant d’en penser d’autres. Ainsi, la figure de l’inventeur héroïque et démiurgique est apparue récemment. Elle se met surtout en place au XIXe siècle pour accompagner l’industrialisation et justifier le nouveau modèle de l’invention individuelle contre les anciennes formes d’inventions collectives qui caractérisaient les sociétés passées. De James Watt, l’inventeur de la machine à vapeur devenu un héros national en Grande-Bretagne autour de 1830, à Steve Jobs, le héros de la Silicon valley et du monde numérique contemporain, on assiste à l’élaboration de mythologies contemporaines.

Beaucoup d’historiens et de philosophes étudient aujourd’hui Les régimes d’historicité – c’est à dire les rapports sociaux au temps – et montrent comment chaque société possède sa représentation du temps – qu’elle soit linéaire, cyclique, progressiste ou décliniste. Ce qu’on appelle l’idéologie du progrès est justement une certaine conception du temps orientée vers une fin. Elle émerge au cours de l’âge moderne avant de triompher au XIXe siècle. L’idée de Progrès selon laquelle les sociétés s’orienteraient vers une amélioration de leurs mœurs et de leur condition est de plus en plus associée au monde des techniques et de la production. C’est le XIXe siècle qui voit indéniablement le triomphe de l’obsession pour le Progrès – « l’idée capitale de notre siècle, celle qui lui appartient en propre », affirmait Proudhon dans ses Carnets en 1846 –, même si les contemporains n’ont évidemment jamais été dupes de ce qu’ils vivaient. L’enthousiasme pour le progrès ayant toujours suscité autant d’anxiété que d’espoirs, de nostalgie que de projection sur le futur, autant de désenchantements que d’espérances.

À partir des « révolutions industrielles », l’avenir des sociétés a été identifié à leur production matérielle et à leur efficacité technique ramenée à leur productivité, c’est-à-dire leur capacité à produire plus en moins de temps. C’est d’ailleurs dans la première moitié du XIXe siècle que la « technique » acquiert son sens contemporain de machine productive, alors que le mot – peu utilisé auparavant – désignait de façon plus large un savoir-faire, l’art de se remémorer un poème comme celui de tisser une toile. L’idée du progrès attaché à la technique se retrouve chez les libéraux et les marxistes... Le rail ou le moulin à vent créant l’idéologie ou la morale du rail ou du moulin à vent (Marx dans Misère de la philosophie). Et l’évolution des moyens de production devant aboutir presque naturellement à l’effondrement du capitalisme sous ses propres contradictions.

Ce déterminisme technique ne vient-il pas aussi d’un biais archéologique qui fait l’histoire à partir des « restes », des outils ou des constructions monumentales ? C’est une hypothèse de Lewis Mumford dans La Cité à travers l’histoire. Cela pose la légitimité de l’histoire orale face à la patrimonialisation industrielle.

Pendant longtemps les techniques sont restées une boite noire pour les historiens, la plupart se désintéressaient des objets techniques. L’histoire des techniques a d’abord été pratiquée par des ingénieurs fascinés par leur objet d’étude, ou par des archéologues attentifs aux traces matérielles, reconstruisant l’évolution de l’humanité à partir de leurs restes et objets techniques. C’est dans ce contexte qu’apparaît une lecture évolutionniste du changement technique, que le modèle marxiste de l’évolution historique des forces productives – le moulin à eau donnera la société féodale et la machine à vapeur la société capitaliste – contribue à enraciner dans le mouvement ouvrier et les courants radicaux.

Cela pose sans doute la question de l’histoire orale, mais celle-ci n’est qu’une aide partielle car elle ne peut concerner que les époques les plus récentes, celles pour lesquelles subsistent des témoins. Mais l’historien n’est pas condamné à répéter le vieux déterminisme technique. De plus en plus d’historiens abandonnent le récit évolutionniste pour penser les artefacts matériels au prisme des rapports sociaux, des conflits et controverses. C’est la complexité des cultures matérielles du passé qu’il faut interroger, par exemple la persistance et la résistance d’outils anciens, la façon dont les populations bricolaient et façonnaient leur environnement matériel sans attendre tout d’un démiurge extérieur ou des laboratoires scientifiques. Dans le monde, des millions de personnes ont continué d’utiliser des animaux pour se déplacer bien après l’invention du moteur à explosion. Même dans l’Europe industrielle du XIXe siècle l’usage des roues hydrauliques et autres moteurs souples n’utilisant pas le charbon fut longtemps dominant, alors même que cette période est identifiée au siècle du charbon. Mais encore une fois, il existe un fossé béant entre l’histoire qui s’écrit et les lieux communs historiques répétés partout dans les médias, les discours politiques, et les rapports d’experts.

Jacques Ellul, et nous qui le lisons, pensons aussi que la Technique fait désormais plus l’Histoire que les oppositions politiques. On se retrouve en quelque sorte dans ce déterminisme technique.

Toute la question est de savoir de quel évolutionnisme et de quel déterminisme on parle. Le déterminisme technique est à double tranchant, dans la perspective des analyses déterministes dans lesquelles on peut mettre Marx, l’anthropologue Leroi-Gourhan, comme Jacques Ellul. Chacun à leur manière invitait à politiser les questions techniques trop souvent laissées entre les mains des seuls ingénieurs. Les positions d’Ellul sont plus subtiles que les caricatures qu’on en fait souvent. Dans ses trois livres consacrés au sujet – La technique ou l’enjeu du siècle (1954), Le système technicien (1977) et Le Bluff technologique (1988) – il proposait de penser les effets sociaux de la technique, sans jamais considérer pour autant que la société n’influençait pas la technique. Mais il observait qu’avec l’âge industriel les techniques tendaient à devenir autonomes, suivant un processus d’auto-accroissement. A l’heure du nucléaire, du numérique, des convergences annoncées des nouvelles technologies et de toutes les annonces sur l’intelligence artificielles, il est difficile de lui donner tort.

Nous vivons dans un maillage serré de grands réseaux techniques, entourés d’innombrables artefacts. Les techniques sont devenues une force décisive qui construit l’avenir et détermine nos modes de vie. C’est ce que tentait de prouver Ellul en se tournant vers l’étude des techniques alors que la plupart des intellectuels de son temps s’en désintéressaient largement. Pour Ellul, il fallait penser le monde des techniques pour comprendre la société contemporaine, le champ des possibilités, la liberté. Ellul essayait de comprendre et complexifier la lecture déterministe des techniques en l’historicisant et en la rattachant aux rapports sociaux. Il montre comment la technique moderne a été instituée comme une force autonome, inéluctable, avec ses logiques d’auto-engendrement propres. Il y a une grande différence à considérer que les techniques et le système technicien sont devenus des agents historiques essentiels, ce qui est peu contestable, et la thèse selon laquelle les techniques avanceraient inéluctablement, comme un processus naturel. Ellul tente de penser la technique en historien et sociologue, en examinant son devenir, son autonomisation croissante dans la société industrielle, en lien avec les agents nouveaux de la technocratie d’État ou du privé. L’étude des techniques est en permanence prise dans le faux-débat entre déterminisme et liberté des acteurs, les deux ont évidemment leur part de vérité. Mais aujourd’hui le gigantisme des infrastructures matérielles rend toute intervention sur elles de plus en plus difficile, ce qui ne signifie évidemment pas qu’il faille s’en désintéresser. Les luttes en cours autour de Bure dans la Meuse contre le projet d’enfouissement des déchets nucléaires en est une illustration.

Dans ce réductionnisme historique on trouve les musées et le « patrimoine industriel ». Sais-tu quand ils apparaissent et à quel dessein ?

L’histoire des musées techniques et de la pédagogie des machines débute au XIXème siècle (le musée des arts et métiers ouvre dès 1794). Les grandes expositions universelles organisées à partir de 1851 jouèrent un rôle décisif à cet égard et accompagnèrent l’identification croissante des progrès sociaux et moraux aux progrès des techniques de production. Ce souci de célébration et de mise en scène des prouesses techniques n’a pas cessé tout au long du XXe siècle, même s’il s’est adapté et redéfini à chaque époque. Il connaît ainsi un nouvel essor dans les années 1970/1980 sous l’impact des crises du monde industriel. Il faut bien comprendre que la décennie 1970 est très technocritique, les grandes infrastructures techniques et les logiques dominantes de la recherche scientifique sont vivement contestées, comme tous les autres pouvoirs de l’époque. Pour résorber ces critiques, il a fallu construire du désir. D’où l’alliance d’un discours sur les bienfaits de la mondialisation couplé à des nouvelles technologies de l’information censées être horizontales, dématérialisées, à mille lieux de la vieille industrie lourde. La « CSTI » (pour culture scientifique, technique et industrielle) est le prolongement de cette pensée technophile. Il s’agit largement d’un discours d’accompagnement chargé de donner du sens en replaçant les transformations en cours dans la longue histoire successive des innovations. Le patrimoine industriel et son institutionnalisation naissent à la même époque pour garder les traces d’un passé en cours de disparition.

Le patrimoine industriel et la culture scientifique et technique apparaissent dès lors comme des berceuses chargées de susciter la nostalgie tout en rassurant sur l’avenir.

Au musée de la mine de Lewarde ou au musée des missiles V2 de Saint-Omer, peut-on retracer l’histoire industrielle sans en faire l’éloge ? Et comment ?

Les musées industriels apparaissent pour attirer des touristes en présentant une vision positive de la grandeur révolue. Il est tout à fait possible de parler du passé industriel sans en faire l’éloge, c’est du moins ce que j’essaie de faire, avec d’autres. On peut s’efforcer de le comprendre, tout simplement. Pour cela on doit faire une place à la diversité des acteurs et des points de vue. Si vous écrivez l’histoire de la machine à vapeur du point de vue des innombrables laudateurs qui l’ont célébrée depuis la fin du XVIIIe siècle, vous en tirerez une histoire louangeuse. Si vous la racontez du point de vue des ouvriers attachés aux mécaniques, des riverains se plaignant des fumées, des usagers des roues hydrauliques qui disparaissent, vous aurez un point de vue tout à fait différent. Des travaux récents ont d’ailleurs montré qu’en Angleterre le choix de la vapeur plutôt que l’hydraulique relevait moins d’une question d’efficacité technique proprement dit que de rapports socio-politiques, puisque la vapeur évitait les interruptions, favorisait la concentration des ouvriers, émancipait les industriels de la nécessité de s’accorder avec les autres usagers du cours d’eau.

En ce qui concerne les musées, il faut poser la question de leur financement : si ce sont les pouvoirs publics et les industriels qui financent, il ne faut pas s’étonner que ces musées perpétuent les mythologies industrialistes. Toutefois, la question des musées est complexe. Cela fait longtemps qu’on cherche à imaginer d’autres types de musées qui donneraient d’autres points de vue que celui des élites et des vainqueurs. Ce fut notamment le projet des éco-musées qui tentèrent de maintenir vivants les modes de vie et les représentations d’un monde disparu. Dans les anciennes régions industrielles rentrées en crise dans les années 1960-1980, des musées ont ouvert leur porte pour accompagner la reconversion, transformer les restes industriels en outils de valorisation patrimonial et local. À chaque fois, ces dynamiques de patrimonialisation provoquent des luttes et des controverses entre patrons et ouvriers, anciens et jeunes, pouvoirs publics et mondes du travail. Le cas du musée de la mine de Lewarde est tout à fait significatif à cet égard. Son ouverture est contemporaine de l’évanouissement de la figure du mineur qui passe du statut de réalité centrale du monde du travail à celui de mythe social symbolisant la grandeur passée, dans lequel communient aussi bien l’État, le patronat, que le mouvement ouvrier. Le musée a une fonction patrimoniale et dépolitisante. À partir des années 1970 la montée en puissance de la mondialisation des échanges et des logiques financières sur le capital productif a transformé le statut de l’industrie et du travail, effaçant au passage la référence à la « lutte des classes », au profit de leur insertion dans des logiques touristiques. Dès lors, on ne retient que certains aspects de la réalité passée, on exalte les grandes réalisations en oubliant souvent les souffrances des acteurs, les luttes sociales, les impacts environnementaux. Un musée de la mine qui laisserait de côté les coups de grisous, le travail des enfants, les grèves monstres, les maladies professionnelles ne serait rien d’autre qu’une opération de communication.

Entretien initialement paru dans la revue Hors-sol, juin 2018.