De Dunkerque au Tréport, un panier de crabes au pied des éoliennes offshore

jeudi 25 février 2021

2021 sera peut-être l’année de l’éolien offshore. Après dix ans de tergiversations économiques et de recours juridiques, les sept projets français se concrétiseraient enfin. Effet d’annonce ou réalité, peu importe : les opposants continuent de ferrailler contre la « transition énergétique », usant parfois de moyens peu littéraires face à une nucléocratie repeinte en vert. Si leurs arguments sont divers, et parfois anti-écologiques, les promoteurs de l’éolien ne le sont pas moins. Ce panier de crabes va de la France Insoumise au MEDEF en passant par EDF, Total et Europe-Écologie. Voici une zoographie de ces crustacés.

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Le 21 juillet 2020, un navire hydrographique de 60 mètres de long sonde le fond marin au large du Tréport, en Seine-Maritime. Ni une ni deux, les pêcheurs – on parle d’une pêche artisanale et côtière – prennent leurs bateaux, font barrage au navire, et lui envoient quelques fumigènes. Le navire fait demi-tour. Quelques semaines plus tôt, le 23 mai, les pêcheurs de Saint-Brieuc échouaient leurs bateaux sur la plage pour symboliser la mort de leur pêche. À Dunkerque, les opposants ont lancé une pétition pour un référendum local en attendant les conclusions de la Commission nationale du débat public (CNDP). L’actualité éolienne s’accélère. Non seulement les recours juridiques s’épuisent, mais les industriels de l’énergie lorgnent avec de plus en plus d’insistance sur la manne verte.

Des crabes aux pinces vertes

Sept usines éoliennes offshore sont en cours d’instruction voire de construction : Saint-Nazaire, Fécamp, îles d’Yeu et de Noirmoutier, Saint-Brieuc, Courseulles-sur-Mer (dans la baie de Seine), Le Tréport et Dunkerque. Sauf opposition déterminée, elles seront mises en service d’ici 2027, à commencer par Saint-Nazaire en 2022.

En dix ans, l’horizon de l’éolien offshore s’est dégagé. La puissance des éoliennes a doublé dans une course au gigantisme opposant General Electric à Siemens. Le marché du pétrole est instable, si ce n’est à la peine. Avec l’arrêt de l’économie mondiale causé par la pandémie, la consommation d’or noir s’est effondrée. La demande de kérosène a chuté de moitié, et les pétroliers ont en mémoire l’épisode du baril vendu à perte en avril 2020. Face aux incertitudes, les énergéticiens diversifient leur production. BP et Total investissent dans l’éolien, respectivement au large de New York et de l’Écosse. Les Émirats viennent d’inaugurer la première centrale atomique du monde arabe. Les Saoudiens, en plus du nucléaire, investissent dans le photovoltaïque, et viennent d’acheter une usine éolienne à EDF. L’éolien maritime, lui, promet un marché de mille milliards de dollars d’ici vingt ans [1]. Y compris des fonds d’investissement, comme le fameux Blackrock, ou des fonds de pension, comme le canadien CPP, placent dans l’éolien, notamment à Saint-Nazaire. Inutile de dire que les sections locales du MEDEF attendent les « retombées » sur leur « environnement économique ». À Dunkerque, EDF promet dix millions d’euros par an aux collectivités, dont cinq pour la communauté urbaine, ardent défenseur du projet malgré les quatorze usines SEVESO et les six réacteurs atomiques déjà sur son territoire.

À Dunkerque encore, le débat de la CNDP s’est tenu à propos de 46 éoliennes offshore de 250 mètres de haut, posées sur des pieux en béton à dix kilomètres de la côte et sur une surface de 50 km², avec postes électriques marins et terrestres, et câbles de raccordement au réseau haute tension. D’après les naturalistes, ces éoliennes, situées dans une zone « Natura 2000 », risquent de déranger, si ce n’est tuer, les migrateurs. Pourtant, parmi les premiers soutiens du projet, on trouve une association satellite d’EELV, Virage Énergie, mobilisée pour un « scénario de sortie » du nucléaire basé sur un « mix énergétique 100 % renouvelable [2] ». Drôle de programme que de vouloir sauver l’environnement en détruisant la nature, en la colonisant et l’enlaidissant de dizaines de milliers d’éoliennes, depuis les monts d’Ardèche jusqu’aux rivages bretons, sans plus d’égards pour les riverains, les oiseaux et les poissons.

Les crabes d’EELV sont plus cauteleux. Les Verts regrettent l’insuffisance d’études sur la faune – pour savoir ce que l’on sait déjà ? – et proposent soit un emplacement plus au sud, en face de Berck, soit l’arrêt des éoliennes pendant les migrations. Mais toujours, ils soutiennent la « réindustrialisation écologique » du Dunkerquois. La « transition énergétique » est pourtant une arnaque. Baisser la part du nucléaire à 50 % de la production électrique signifie non pas remplacer les usines atomiques par des éoliennes, mais ajouter des éoliennes au nucléaire. À vingt minutes des éoliennes offshores au Tréport, EDF prévoit déjà un réacteur EPR à Penly ; et en même temps que des éoliennes à Dunkerque, deux réacteurs EPR à Gravelines [3].

L’observation de ces crustacés pro-éoliens serait incomplète sans évoquer la France insoumise. Si la FI se garde de s’exprimer localement sur tel ou tel projet, elle préfère les hauteurs de la « planification écologique ». Affichant des airs de pionnier, Mélenchon propose depuis les présidentielles de 2017 un « Plan Mer », guignant vers cette « nouvelle frontière » que seraient les océans, « l’or bleu » des carburants aux algues, des biotechnologies marines, des hydroliennes et des éoliennes offshore. À ses côtés, François Ruffin, député de la Somme, défend les industriels de l’énergie, que ce soit le fabricant de mâts FrancEole, à Dijon, ou General Electric à Belfort. Il était le 26 novembre 2020 devant les grilles de ce dernier pour sauver 240 emplois et les turbines « Arabelle » qui tournent dans un tiers des centrales atomiques du monde. Au mégaphone, Ruffin déplore le manque d’ambitions de l’État en matière « d’énergie verte » – référence à la turbine éolienne géante produite par l’industriel. Sa « guerre climatique », Ruffin la gagnera en criblant la France d’éoliennes. Il en connaît pourtant les ravages en Picardie, première région éolienne française, comme il sait l’exaspération des habitants qui en ont fait l’objet des dernières municipales [4]. Qu’on sache, le « député-reporter » n’a pas jugé bon de les interviewer.

La face cachée de la critique des métaux rares

À Dunkerque, Saint-Nazaire, Saint-Brieuc ou au Tréport, le panier des opposants à l’éolien est tout aussi disparate que celui des promoteurs. Le refus des pêcheurs ne s’encombre pas de finasseries partisanes. Épaulés par le maire Les Républicains de Mers-les-Bains et le maire communiste du Tréport, les pêcheurs prédisent la fin de leur activité : « On est adossés à un mur, on n’a pas le choix, nous dit le gérant de la coopérative de pêche du Tréport. L’histoire des pieux en béton qui formeraient de nouveaux récifs pour les poissons, c’est bidon. L’éolien, c’est la fin de la biodiversité. » Si les études à ce sujet sont contradictoires, et soumises à caution, l’expérience belge montre une baisse de la diversité après plusieurs années de présence des éoliennes [5]. En tout cas, les restrictions de pêche seront bien réelles, pendant les travaux comme après.

Avec les pêcheurs, à La Baule, sur l’île d’Yeu ou aux abords de Dunkerque, les propriétaires de maisons, parfois de résidences secondaires, craignent une dépréciation de leur bien. Qui prendra en effet des vacances face à un paysage de zone industrielle, avec ses lumières rouges et clignotantes la nuit ?
Et puis... il faut compter avec des anti-écologistes primaires, et nucléaristes forcenés. À Dunkerque, Les Républicains et le président de Région Xavier Bertrand (qui réclame depuis des années de nouveaux réacteurs à Gravelines) ont apporté leur soutien aux opposants, de même que la Rassemblement national relaie l’initiative du referendum.

Mais les plus tortueux arthropodes viennent encore de la gauche, parfois avec des arguments environnementaux tout à fait valables. Depuis qu’Arte a diffusé La Face cachée des énergies vertes, réalisé par Guillaume Pitron en 2020, chacun sait qu’il faut une tonne de terres rares par éolienne pour en fabriquer l’aimant. Cet auteur du Monde diplomatique déroulait déjà en 2018, dans La Guerre des métaux rares [6], les nuisances et conditions d’exploitation calamiteuses de ces métaux, notamment en Chine, pourtant nécessaires aux éoliennes, panneaux solaires, et batteries de voitures électriques. Plutôt que la délocalisation de ces nuisances, la réouverture des mines françaises serait, selon Pitron, la meilleure décision écologique qui soit : ainsi, « nous prendrions immédiatement conscience, effarés, de ce qu’il en coûte réellement de nous proclamer modernes, connectés et écolos ». Dans le Nord-Pas de Calais, le souvenir des 100 000 mineurs de charbon morts de silicose est encore bien présent. Face aux velléités de réouverture des mines de métaux à renfort d’arguments « écologiques », notre effarement est absolu.

Nous ne sommes pas sommés de choisir entre le dérèglement climatique, l’apocalypse nucléaire, et les nuisances éoliennes. Dans leur diversité, tous les crabes sus-cités, qu’ils soient partisans ou opposants à l’éolien marin, entretiennent le même silence face au genre de vie imposé par la débauche d’électricité. Avant d’opposer tel et tel moyen de production, la question première de tout crustacé devant l’arrivée d’éoliennes devrait être celle des besoins : pourquoi tant d’énergie ? Pour quoi faire ? Seule cette question ouvre des perspectives réellement politiques et intéressantes.

Tomjo
Illustration :La vision romantique de l’investisseur, Modeste Richard, 2021.

Notes

[1Selon l’Agence internationale de l’énergie. Cf. Le Monde, 24 nov. 2020.

[2Cf. le « Cahier d’acteur » versé au débat par l’association Virage Énergie.

[3Le Monde, 18 décembre 2020.

[4« Les éoliennes s’invitent dans la campagne des municipales en Haute Somme », Le Courrier picard, 20 février 2020.

[5La grande étude sur dix ans menée par L’Institut royal des sciences naturelles de Belgique et l’Université de Gand, pourtant financée par les industriels de l’éolien, conclut à une baisse de la diversité après dix ans.

[6Éditions Les liens qui libèrent.