Alain et Jean-Luc contre la centrale de Gravelines (1973-1981)

samedi 31 décembre 2022

Nous avons rencontré Alain et Jean-Luc autour d’une nappe cirée et d’un Limoncello, deux specimen de la première génération « écolo ». A Lille et dans le Nord au début des années 1970, depuis les colocs et les squats du Vieux-Lille, ils ne marchent pas « contre les énergies carbonées », mais contre le nucléaire et la société de consommation, sur fond de rock psychédélique et de folk flamand. Aujourd’hui, Gravelines candidate pour deux réacteurs supplémentaires et Arras pour des mini-réacteurs – alors que trois usines d’électro-bagnoles vont ouvrir dans la région. Le choléra nucléaire passe pour solution à la peste climatique. Puissent leurs souvenirs ridiculiser les « écologistes pour le nucléaire ».

Alain m’attend sur la place de la mairie de Steenwerck. Faut-il préciser qu’en ce mois de novembre flamand, le ciel est bas et l’humidité poisseuse ? La petite bagnole qui m’emmène s’écarte enfin de l’autoroute, et longe la petite Boudrelle, qui s’apprête à inonder les pâtures jusqu’au pas de porte des maisons. Nous voilà chez Jean-Luc. A sa fenêtre, le lion des Flandres rugit devant un drapeau d’alerte au plutonium. L’intérieur chauffé à bloc par le poêle à bois est tapissé d’affiches. La plus ancienne, collector, doit dater de 72-73, quand l’État imaginait construire une centrale atomique sur les falaises du Cap Gris-Nez, d’où l’on distingue celles d’Angleterre, du moins entre les porte-conteneurs et par temps clair.

« Comme j’avais plus de nouvelles, je croyais que t’étais mort, entame Jean-Luc, cheveux longs et barbe blanche.
 Ah ah, enfoiré !, lui rétorque Alain, grand sec qui se marre de tout et tout le temps.
 Et toi, on ne va pas vivre éternellement, alors dépêche-toi de faire ton article ! »
Celle-là est pour moi. Les présentations sont faites.

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Première manif contre le nucléaire à Lille, 1973.

Les souvenirs de Jean-Luc sont à peu près rangés dans un album photos, et regroupés dans le bouquin de sa copine Lucienne Cluytens, Le Vent se lève, nos fabuleuses années 70 [1], récit à peine romancé des premiers ébats écolos dans les colocs et squats du Vieux-Lille. On y suit des bandes de potes, entre une péniche-concert amarrée quai de l’ouest dans le quartier des Bois-Blancs, une aumônerie prêtée par un curé pacifiste, et le Resto U du centre-ville, repaire de tout ce que la ville compte d’étudiants gauchistes (les « ML », marxistes-léninistes, les maos, les trots’, pour les amateurs d’archéologie). Avec eux, les repas se terminent souvent en pugilats, parfois en bataille de mousse au chocolat.
La première conférence sur le nucléaire est organisée fin 71 à la Maison des jeunes à Lomme par l’APRI-Nord, l’antenne locale de l’Association pour la protection contre les rayonnements ionisants. C’est sans doute la première association contre le nucléaire civil, fondée par l’instituteur Jean Pignero. Succès mitigé malgré une brève dans La Voix du Nord. Il y aura plus de monde quelques jours plus tard au concert de Soft Machine, Gong et Kevin Ayers dans l’église Saint-Étienne, rue de l’hôpital militaire. L’acoustique est paraît-il incroyable.
À l’abri de leurs parents, les jeunes lisent Hara Kiri et Actuel, écoutent Radio Caroline, qui émet depuis un bateau amarré dans les eaux internationales en Mer du Nord, se refilent les adresses de médecins qui acceptent de prescrire des pilules contraceptives. Il est frappant, a posteriori, de voir combien sont importants les réseaux d’éducation populaire, les MJC, centres Léo Lagrange, Auberges de jeunesse, devenus de simples prestataires de loisirs quand ils n’ont pas disparu.

« C’est grâce, ou à cause, de la lutte antinucléaire, que j’ai arrêté mon boulot de dessinateur industriel dans un bureau d’études. Je bossais notamment pour une usine de plutonium. Ensuite je me suis mis à faire des affiches. » Jean-Luc rejoint en novembre 1972 Les Amis de la Terre, tout juste créés à Lille par un vadrouilleur revenu des États-Unis, un surnommé « Bulle ». Leur première action, sous forme de happening, consiste à puiser l’eau de la Deûle souillée par les usines textiles pour la vendre en bouteille sur leur stand à la braderie. Puis ils louent une ancienne épicerie, défoncée, au 51 rue de Gand dans le Vieux-Lille, avec les objecteurs de conscience, le MLF, le MLAC, le FHAR, et le tout premier distributeur de « biobouffe ». Ils reviennent à peine d’une réunion dans les Ardennes organisée par Pierre Déom, l’infatigable artisan de La Hulotte, revue nature pour la jeunesse. S’y trouvent des Belges opposés au chantier de la centrale de Tihange. Ils sont remontés comme des coucous : « La manif du Bugey de 71 et La Gueule ouverte de Fournier nous ont vraiment fait bouger », se souvient Jean-Luc. Leur première manif contre l’atome parcourt le centre-ville de Lille le 6 mai 1973, avec comme mot d’ordre celui du moratoire. La CFDT et le PSU les suivent mollement. Ils manifestent encore le 19 mai contre les essais en Polynésie, et remettent une lettre à ce propos à Robert Poujade, ministre de l’environnement de Pompidou de passage à la Foire commerciale, par l’entremise de Pierre Mauroy : « Si toutefois vous êtes convaincus que de tels essais ne sont pas nocifs, nous vous proposons de faire exploser cette bombe à Dijon, là où vous êtes député. » Rires dans les allées.

Le gouvernement annonce ensuite son projet de quatre réacteurs à Gravelines. Les allers-retours entre Lille, les Ardennes et la Belgique – non sans détours par Amsterdam, pour ravitaillement en shit et soirées au Paradisio – structurent le mouvement anti-nucléaire nordiste, qui agace la paranoïa des Renseignements généraux. Leurs missives étant décachetées par la police, les rigolos s’envoient avec Déom quantités de courriers bidons, recettes de tisanes venues de l’espace, faux signes distinctifs à porter lors de faux rendez-vous secrets, où les condés se radinent immanquablement. Pendant une manif, ils prennent des photos des RG qu’ils vont déposer au commissariat, accompagnées d’une plainte pour « suspicion de filature par des individus à l’allure perverse et menaçante. » Classée sans suite.

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Devant le chantier de la centrale de Gravelines, 1975.

A Gravelines et Dunkerque, concomitamment à la centrale, et en plus de l’aciérie Usinor inaugurée par De Gaulle en 1966, l’État prévoit l’extension du port et la construction d’un dépôt de carburant. Les dunes vont disparaître sous le béton et les fumées. « On s’est rassemblé sur le site en avril 75, raconte Jean-Luc. A la fin de la manif, on est allés déposer les grilles du chantier, qu’on avait défoncées, devant la mairie. Et puis... cette nuit-là, le mât météorologique a vécu... On ne sait toujours pas qui a fait le coup », insiste-t-il en rigolant.
Lui et d’autres décident de rester sur place. « On campait dans les dunes et on se rassemblait sur la place de Gravelines avec nos tracts et des troupes de théâtre. On devait tenir une permanence pendant une semaine, et finalement on est resté crécher tout l’été chez une dame, où on faisait nos affiches. Je suis même allé jusqu’à assister à une messe, à Grand-Fort-Philippe, où le curé faisait un discours sur le nucléaire ! » La vie, même militante, semble alors n’être qu’une succession de blagues.

Le nucléaire, par son caractère total sinon totalitaire, n’est pas alors une lutte séparée des autres. Les Amis de la Terre font campagne contre le chauffage électrique, « comme aujourd’hui on devrait le faire contre les voitures électriques » – Alain opine silencieusement. Des publicités sont décorées de slogans contre EDF.
Le 26 juin 1976, 400 manifestants déposent à la préfecture du Nord une demande de moratoire sur les réacteurs 3 et 4 de Gravelines, et réclament la constitution d’une commission d’information et de contrôle, composée d’élus et d’assos. Une partie de la contestation est en voie d’institutionnalisation, alors que le « Mouvement écologique » se crée en 1976 pour soutenir des candidatures écolos aux municipales l’année suivante. Jean-Luc s’écarte alors des tractations politiques et des Amis de la Terre. Il ne fait pas campagne pour la liste locale « Autogestion et écologie », emmenée par le PSU, qui reporte ses voix sur Ch’gros Quinquin (Pierre Mauroy) entre les deux tours. « Sans le soutien des écolos, peut-être que Mauroy n’aurait pas eu son beffroi. » Ils marchandent ensemble la création de la Maison de la nature et de l’environnement, courroie de transmission de la mairie PS aujourd’hui.

Le 28 mai 1977, un rassemblement de 3 000 personnes érige à Gravelines un mur de sacs de sable et s’en va tomber, une fois de plus, la grille d’enceinte du chantier. Le maire de Gravelines, qui est aussi conseiller général, propose de financer un laboratoire d’analyse aquatique de l’Institut Pasteur, pour surveiller la radioactivité et la vie marine. 180m3 d’eau chaude et chlorée seront relâchés chaque seconde dans la mer par la centrale. Le labo doit s’ajouter au « réseau de télésurveillance automatique de la pollution atmosphérique », installé à Gravelines [2]. Au moins saura-t-on la cause des cancers de la thyroïde.

Jean-Luc poursuit quant à lui sa carrière au squat du Beau bouquet, toujours dans le Vieux-Lille, et à la librairie pro-situ « Schizo Diffusion », où l’on trouve les bouquins des éditions Champ libre. Il termine là son récit.

Pause Limoncello-café et galette à la vergeoise. Je prends en photo l’affiche de campagne de René Dumont aux présidentielles de 1974 : La Parabole des aveugles de Jérôme Bosch.

Alain se résume : « En 70 j’étais syndicaliste, en 80 j’étais écolo », après sa rencontre avec Les Amis de la Terre de Merville, dans les Flandres, en 77. « J’étais vaguement informaticien en P.A.O. Je suis allé voir le président de Nord Nature, un mandarin de la faculté, pour lui proposer mes services. Il m’a dit ‘’Ok, on va savoir vous utiliser’’, j’ai démissionné tout de suite. » Mille manifestants antinucléaires se rendent le 7 avril 1979 devant la mairie de Gravelines. Alain se souvient de la scène. 200 personnes occupent le hall d’entrée pour réclamer du maire un référendum local. Face aux manifestants, il fait mine d’appuyer leur demande et assure qu’il n’est pas « pour le tout-nucléaire » [3]. On est dix jours après l’accident de Three Mile Islands. Le communiqué de la CFDT réclame qu’aucune centrale ne soit construite dans les zones densément industrialisées comme Dunkerque, ainsi qu’un plan de sobriété en remplacement du nucléaire.

Mais la grosse et mémorable manif, pour Alain et la coordination régionale antinucléaire, se tient du 1er au 4 mai 1980. Une marche de quatre jours entre Lille et Gravelines. Quand les 150 marcheurs se mettent en route de la Place Sébastopol, ils sont précédés par la CFDT, qui ne tient mot sur le nucléaire en cette journée des travailleurs (y compris donc des travailleurs du nucléaire). À 15h, le convoi est déjà sur la Place d’Armentières, et à 18h à la Salle des sports de Steenwerk. « Je trimballais mon chauffe-eau solaire en 4L avec mes panneaux d’information », se souvient Alain. Il faut préparer la popotte et les couchages, manger et boire, et puis danser. Constat, implacable : « 25km et un bal folk dans les jambes… l’énergie, c’est nous ! »

La centaine de personnes prend d’assaut le train le lendemain jusqu’à Hazebrouck avec 15 tickets. Le contrôleur est compréhensif, le maire qui les reçoit, beaucoup moins. La marche continue vers Sainte-Marie Cappel, précédée semble-t-il par l’extrême droite qui a recouvert les affiches, et fait étape à Wormhout, à 25km de Gravelines. Le tout sous la pluie. La mairie ouvre la cantine municipale. Après un cassoulet géant préparé par Houtland nature, les marcheurs digèrent devant le film Les Centrales de la Terre. Comme chacun le sait désormais, à l’heure des grands délestages, l’énergie ne s’accumule pas. Ce soir-là, les batteries des marcheurs sont à plat. La soirée sera moins turbulente que la veille.

3 mai. Arrivée à Dunkerque à 17h et distribution de 10 000 tracts. Le groupe non-violent Louis Lecoin assure la popotte, les Amis de la Terre les ont planté pour l’hébergement. Il y a 300 personnes à caser à la hâte. Le meeting voit se succéder des militants bretons venus de Plogoff, l’anguille communiste Roger Garaudy, un Ami de le Terre venu faire acte de présence – selon le compte-rendu ronéotypé de Nord Nature, qui fait ce commentaire : la soirée est « sabotée par une dizaine de partisans gauchistes de la violence pour qui apparemment le nucléaire n’est condamnable que parce qu’il fait gagner de l’argent au patron, mais constitue une lutte très intéressante à récupérer ».
Plus problématique, toujours selon le compte-rendu, est la division entre les antinucléaires de la marche et la coalition de notables regroupée autour des partis de gauche et des Amis de la Terre, dont la « supériorité » intellectuelle et les négociations politiques en haut lieu trustent le mouvement et la parole médiatique. Je questionne Alain sur ces petites dissensions : « Oh, tu sais, il y a toujours des petites batailles d’ego et de pouvoir... »

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Die in devant la mairie de Gravelines, 1980.

Dimanche 4 mai, les marcheurs fondent sur Gravelines sous un soleil qui a daigné sortir de sa léthargie, applaudis à leur passage à Loon-plage par le maire. Simulation d’accident nucléaire sur les marches de la mairie, construction d’un abri anti-atomique, retombées médiatiques nationales (Libé, Le Monde, La Voix). La marche est de ce point de vue une réussite. EDF raccorde les quatre réacteurs à eau pressurisée, refroidis par l’eau de la Mer du Nord, en 1980, puis en ajoute deux autres prévus en Iran avant qu’un Ayatollah n’y prenne le pouvoir. Avec ses 5 460 MW, elle est la deuxième centrale la plus puissante d’Europe, juste derrière celle de Zaporijjia, en Ukraine. Mais aujourd’hui EDF compte y ajouter deux réacteurs de type EPR. Il faut bien alimenter l’usine de voitures électriques Verkor prévue à Dunkerque, sans quoi nous échouerions dans notre « transition énergétique ».

Je demande à Alain son avis sur la faiblesse des manifs antinucléaires dans la région, comparé à celles de Malville ou Plogoff. Il me répond avec ses souvenirs d’enfance :

J’ai lu Germinal à douze ans, j’ai mis deux ans à comprendre, mais je me suis toujours demandé comment les gosses descendaient à la mine alors qu’ils voyaient leurs parents cracher leurs poumons. Il y avait une pression sociale, familiale, énorme. Si tu ne descendais pas, t’étais pas un homme. Ou alors fallait se barrer faire pompier, flic ou cheminot, et montrer que t’en étais un quand même. À 14 ans, on se chauffait au charbon extrait par des types qui crevaient. On était des salauds. Et à 15 ans, je suis tombé sur un bouquin sur le nucléaire avec des mecs qui bossaient en blouse blanche dans des salles de machines immaculées. Le nucléaire, c’était plus propre que le charbon, et même que le pétrole !

On nous refait le même coup aujourd’hui. Le nucléaire est « vert » et les voitures électriques sont « propres ». L’entourloupe fonctionne depuis cinquante ans. Ces témoignages sont là pour nous le rappeler.

Tomjo

Lire aussi :

Lucienne Cluytens & Chantal Lebecq, Le Vent se lève, nos fabuleuses années 70, Éditions Gilles Guillon, 2019.

Gravelines, Chooz, Plogoff, Golfech... Tu te souviens des luttes antinucléaires ?, quatre témoignages, dont celui-ci, rassemblés par Pièces et main d’œuvre, et à retrouver à cette adresse.

Archives, photos et affiches de Jean-Luc, que l’on remercie chaleureusement :

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S.O.S. Gris-Nez, 1973

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Pierre Déom, vers 1973

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Affiche contre Gravelines, 1975.

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Rassemblement devant la mairie de Gravelines, 1975.

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Les grilles du chantier déposées devant la mairie de Gravelines, 1975.

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Légitime défense, journal des Amis de la Terre, 1975.

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Affiche des Amis de la Terre contre le chauffage électrique, vers 1976.

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Local des Amis de la Terre, rue de Gand à Lille, 1976.

Notes

[1Editions Guillon, 2019.

[2La Voix du Nord, 29-30 mai 1977.

[3La Voix du Nord, 10 avril 1979.